Le beignet

 

 

Je suis globalement quelqu’un d’assez absent. Absent aux choses, aux gens, à ma propre vie dans de nombreuses situations. Je ne vois pas de psy, alors je ne sais pas trop d’où cela me vient. Je ne pense pas avoir été toujours comme ça, mais depuis mon adolescence je présente une personnalité assez absente aux événements et choses qui m’entourent. Dans le sens où je ne suis pas dans le moment présent. Je suis soit dans ma tête, soit dans l’anticipation des choses, et je sais rarement les apprécier pleinement à l’instant où elles m’arrivent. Je suis là, mais ma tête est ailleurs, à assister à la scène ou à me transporter dans un autre espace mental, où je pense aux conséquences, à demain, ou aux absents.

 

L’une des manifestations les plus visibles de ce trait de caractère est la manière dont je disparais, dont je me mets en retrait dans les réunions privées qui dépassent cinq personnes. J’ai besoin d’intimité, de calme. Peut-être à cause de la surdité. Une excuse physiologique, quelque part ça m’arrangerait, les gens n’osent pas vous reprocher ce genre de truc. Mais c’est devenu un confort, une norme sociale dont je n’arrive plus vraiment à m’extraire. Mon mari m’emmène parfois à des soirées d’anniversaire ou de crémaillère chez des gens que je ne connais pas, des potes de son association, des collègues, ou d’autres personnes plus ou moins de passage dans sa vie. Je m’y ennuie systématiquement. Poliment, en général. Mais je ne fais pas l’effort d’aller taper la discute avec des gens qui se connaissent tous, qui sont plusieurs dizaines dans un environnement bruyant, et que je n’ai aucune certitude de recroiser après la soirée en question : je n’investis pas de mon temps ou de ma personne dans ce genre de rencontre, ça me demande trop d’efforts cognitifs pour une rentabilité émotionnelle incertaine et souvent inexistante. Le plus simple est de me poser dans un coin sur mon téléphone, de lire des articles de la presse en ligne, et de répondre brièvement aux sollicitations de ceux qui passent me voir pour me resservir du coca « ça va Vincent, tu t’ennuies pas trop ? ». Beaucoup s’en fichent. Quelques-uns en font la remarque à mon mari. « Il a eu l’air de se faire chier, Vincent, à la soirée », « Il est pas très sympa / pas très sociable, ton mari. ». Non, en effet. Je préfère lire et m’extraire du présent, que de passer deux ou trois heures à péniblement tenir la conversation avec quelqu’un que je ne reverrai probablement jamais, au risque d’importuner, d’en dire trop sur moi, de tomber dans une sorte de diarrhée verbale ou de prostitution émotionnelle pour me connecter artificiellement à quelqu’un qui n’a pour moi pas d’existence tangible.

 

Il me faut généralement attendre la troisième ou quatrième fois où j’ai croisé quelqu’un pour commencer à me dérider un peu. Au bout de trois ou quatre fois il commence à y avoir une familiarité, un début de passé, quelques souvenirs auxquels se raccrocher pour réussir à se parler. Avant, ça me soûle, la plupart du temps. Surtout en soirée. Idéalement, il faut aussi un contexte plus calme, plus intime. Quand on n’est plus que trois, quatre ou cinq autour d’une table, c’est plus facile pour moi de m’ouvrir un peu. Déjà parce qu’on est si peu nombreux que là, ne pas parler commence à ressembler davantage à une marque d’impolitesse que de discrétion. Ensuite parce que c’est plus simple d’en placer une. Dès qu’on est six, ou sept, ou davantage dans la pièce, je disparais littéralement des conversations pour me placer en observateur : regarder qui parle le plus, qui prend l’ascendant dans la conversation, qui est le leader, qui essaie de tirer sans cesse la conversation à soi, qui essaie d’animer, qui aspire tout l’oxygène dans la pièce à rire ou parler trop fort, qui plaisante et cherche toujours le bon mot pour faire rire les autres… Je regarde, mais je ne joue pas. En tout cas pas quand je connais mal. Je suis plus à l’aise quand je connais les gens depuis longtemps, quand je suis en confiance. Mais sinon, je ne m’impose pas dans les dynamiques de groupe. Je suis le mouvement.

 

Cela agace prodigieusement mon mari. Il sait que s’il veut que je devienne copain avec ses copains, il a tout intérêt à me les faire côtoyer autour d’un dîner à quatre ou cinq, ou lors d’une activité en extérieur, probablement plusieurs fois avant que ça commence un peu à marcher, et que me coller au milieu de vingt personnes qui se connaissent et que je ne connais pas ne sert à rien. Mais cela prend du temps à mettre en place. Je l’accepte pleinement. Dans le fond, je ne crois jamais avoir besoin de personnes supplémentaires dans ma vie. Mais pour lui, si solaire et sociable, c’est plus difficile à concevoir. Ce suivisme indifférent aussi. Je n’ai jamais d’avis tranché sur les choses du quotidien, ça le rend fou. Surtout en ce qui concerne la nourriture. Tu veux qu’on commande pizza ou japonais ce soir ? Bah j’en sais rien, je m’en fous, choisis ce qui te fait plaisir et je trouverai un truc qui me plaît dans la carte, je sais pas moi, les deux me vont. On parle de manger, là, un sujet qui m’indiffère assez (à ce propos, récemment, alors qu’il me demandait ce que je pensais d’un resto à burgers pour le déjeuner, un ami a réagi à cette même déclaration de cette manière : « On parle de manger, un sujet qui m’indiffère globalement » « Pfff. Pourquoi on est amis avec toi, déjà ? » « Pour mon mari, je dirais »).

 

L’autre jour, il est rentré à la maison avec des donuts et beignets qu’il avait amoureusement achetés pour moi sur un marché de Noël. Une heure après, il me demande de choisir quel est celui qui me plaît le moins, pour pouvoir le manger sans me priver des autres. En soi, c’est une très gentille attention. Sauf que ma réponse a été la même que d’habitude : je m’en fous, prends celui qui te fait plaisir. Le chocolat, le cannelle, le fraise… vraiment, ne t’en fais pas, prends celui qui te plaît. Ça l’a rendu marteau. « Mais je les ai achetés pour toi, moi ! On dirait que tu t’en fous. ».

 

Il a boudé pendant une demi-heure. Il a fallu que je lui ré-explique. Ce n’est pas contre toi. Je n’ai simplement pas d’avis sur le sujet, vraiment. Prends le chocolat, ou le cannelle, ou le sirop d’érable. Je mangerai l’un des autres. Et celui que tu auras mangé ne me manquera pas. On parle de bouffe, là. D’un beignet. Un truc gras avec un glaçage sucré dessus. Tu peux manger celui que tu veux, je trouverai forcément un donut qui me conviendra parmi ceux qui restent. Quelle importance ?

 

Je me demande s’il n’y a pas là une trace soigneusement maquillée de patriarcat. D’absence de prise de responsabilité. De refus de régence domestique. Comme mon père ou mes oncles débarquant chez eux en mettant directement les pieds sous la table, indifférents au menu du soir pour leur dîner, tant qu’il y a à manger. Mais qui seraient bien en peine de prendre une décision et de cuisiner quelque chose s’ils ouvraient eux-mêmes le frigo. Spectateurs de leur vie privée. Assis au premier rang mais refusant de participer. Je me demande si je suis comme ça. Si mon absence, mon indifférence aux choses, c’est aussi, et peut-être avant tout, un refus de mettre la main à la pâte, de faire un effort, d’être responsable de ce qui se passe puisqu’à un moment j’ai pris une décision. Je sais décider des choses dans les domaines importants de la vie, je crois. Je me suis marié, j’ai acheté un appartement. Il faut quand même être d’accord et un minimum concerné, à un moment donné, pour faire ces choses. Mais choisir quelle sauce on va mettre dans les pâtes, quel resto on va commander ou quelle personne rencontrée pour la première fois en soirée va mériter que je brave le bruit ambiant et la timidité initiale pour engager une conversation probablement sans lendemain : vraiment, c’est trop d’effort au regard du résultat attendu, je m’en fous, choisissez sans moi, je vais vous ralentir.

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