40

 

Je ne sais même plus s’il y a quelqu’un qui me lira ici. J’ai abandonné tant de choses ces derniers mois. Je ne sais plus où recommencer, où reprendre. Il y a de l’autocensure, de la perte d’inspiration, de la flemme. C’est dur de s’y remettre. Cela n’aide pas de se dire au passage que tout le monde s’en fout, que le semblant de communauté et de lecteurs qu’on avait réussi à intéresser sont partis, à raison, vers de plus verts pâturages. Mais un blog, dans son concept narcissique, ne le conserve-t-on et ne l’entretient-on pas au moins autant pour soi que pour celles et ceux qui l’ont lu et ont gravité autour depuis toutes ces années ? Tout cela pour dire que je ne vais pas renoncer à la tradition de marquer le jour de mon anniversaire d’un bref billet chiffré pour faire le point sur mon état d’esprit du moment. C’est toujours intéressant à relire, l’année d’après, ou les suivantes. 

 

Cette année, c’est particulièrement intéressant de relire ce que j’écrivais à 39 ans. En tout cas pour moi, et peut-être pour celles et ceux qui savent ce qui m’est arrivé ces derniers mois. C’est assez fou. C’est bien mon écriture, c’est bien moi ; et en même temps ce n’était pas moi. C’était trop court. Un vague article de trois cents mots sur ce moment de ma vie où je m’apprêtais à tout lâcher, mon job, mon appart, ma situation sociale, ma vie construite depuis tant d’années, pour faire le grand plongeon du nouveau chapitre et de la grande histoire d’amour.

 

Je le devine, le Vincent d’il y a un an, à travers ces quelques mots. Je vois son doute, sa peur, la conscience qu’il a, déjà, que ses proches désapprouvent ce choix, cette désinvolture, cette imprudence manifeste. Il a peur. Il écrit peu parce qu’il n’a pas l’espace mental, et à peine l’espace personnel de liberté, pour développer un propos. Il écrit peu parce que ce qu’il écrit est lu, scruté, utilisé contre lui. Il le sait, déjà. Il a déjà adapté son comportement à cette constante inspection. Il le sait, qu’il doit valider vite et bien, et sans fioritures, ses choix de vie. Il ne doit pas en dire trop. Il le sait, qu’il va peut-être dans le mur. Il le sait, qu’il a vu des red flags et qu’il a décidé d’y aller quand même. Il aime. Il croit. Il se lance. Il ne sait aimer que comme ça. Sans raison garder. Quelque part, toutes ses histoires d’amour se sont construites comme ça. Ce n’est pas raisonnable, mais il ne sait jamais y renoncer. Il doit tenter, donner une vraie chance. C’est pas parfait, mais il y va quand même.

 

Le Vincent d’aujourd’hui, il n’a pas envie de mettre des claques à celui d’il y a un an. Mais il sait qu’il ne fera plus jamais le même plongeon. Il a un peu honte du vide qu’il a créé autour de lui, du mal qu’il a cru devoir faire, de la merci à laquelle il s’est mis. Le Vincent des 39 ans a appris de grandes leçons. Il les porte dans ses tripes qui se serrent en repensant à tout ça, dans ses yeux qui portent encore un regard dont il n’explique pas la tendresse sur ce qu’il a voulu et aimé, dans sa chair presque invisiblement meurtrie, dans ce sourire qu’il ne peut plus voir dans un miroir sans se demander si c’est un vrai sourire ou un sourire forcé. Et il transmettra ces leçons à tous les Vincent qui suivront. Celui des 40 ans, celui des 41 ans, et les autres, s’ils voient le jour.

 

Quarante ans, c’est mon âge “du plafond”, en ce qui concerne l’anticipation et le sens de la narration que je fais de ma vie. J’avais des idées, des objectifs, des trucs à cocher pour les âges précédents. À quarante ans je n’ai plus rien en vue, je n’ai jamais su ce que je voulais faire de cet âge-là. Honnêtement, je l’ai déjà dit, une petite voix en moi pensait que je mourrais à trente-neuf ans. Je suis bien emmerdé maintenant. Il y avait des trucs que je voulais avoir faits à vingt ans, à trente ans, à trente-cinq ans. Il y avait quelqu’un que je voulais être devenu, à certaines étapes, sur le chemin. Ces injonctions idiotes qu’on s’impose, souvent pour se conformer à une vision qui n’est peut-être pas tant la nôtre que quelque chose d’inculqué, mais aussi pour se donner une boussole, un cap, un truc vers lequel aller et qui va guider un peu nos actions, nos choix. Je suis loin d’avoir coché toutes les cases, ma vie m’a déçu par bien des aspects, mais je suis assez grand maintenant pour savoir que c’est moi qui me suis déçu. Ma vie m’a aussi surpris et apporté des joies que je n’avais pas anticipées. Ces histoires de cases à cocher, ce n’est au final pas comme ça que la vie se passe, même si ça donne des jalons. J’ai eu beaucoup de chances, dans ma vie, et largement plus de clés en main que je n’en méritais, pour faire ce que je voulais. Ce que j’en ai fait, c’est ce qui est devenu le premier bilan de mon existence. Celui qu’on fait à quarante ans en se disant que bon, ça va, on a encore un peu de temps pour faire des trucs en étant suffisamment jeune pour en profiter. Moi qui pensais hier encore que j’étais un post-ado attardé qui pique les sweatshirts à capuche de son frère et souris bêtement sur son téléphone, comment en suis-je arrivé là ? Le bilan de la quarantaine, quoi. À en croire ma mère, ce n’est pas fameux. Je ne sais pas si j’ai fait une midlife crisis, mais si certains m’en veulent d’avoir tout plaqué, d’être parti comme un voleur et de m’être comporté comme une merde (ou du moins comme un type pas fiable) (difficile de les en blâmer), ils peuvent se consoler en se disant que le karma m’a rattrapé. Et de mon côté, je me console en me disant que ça aurait pu être bien pire.

 

Quarante ans, donc , puisque c’est l’âge du plafond, c’est l’âge où je n’ai plus de cases à cocher, plus d’anticipations, plus vraiment d’idées de ce que je voulais être ni de ce que je voulais avoir fait à cet âge-là. Et c’est peut-être une excellente nouvelle, si je pars du principe que je n’ai pas d’attentes à remplir, qu’elles soient les miennes ou celles de mes proches. Je n’ai plus à me demander si c’est bien l’année où j’aurai enfin réussi à être en couple avec la bonne personne “définitive”, à être propriétaire de mon logement, à avoir le job de mes rêves et la paie qui permet enfin de vivre la belle vie. Tout cela est derrière moi et n’arrivera pas. Je peux donc me concentrer sur quelque chose de plus simple : reconstruire ma vie, me reconstruire moi, faire de mon mieux et trouver le bonheur sans le chercher en quelqu’un d’autre.

 

Je crois qu’aucune année de ma vie n’a commencé de manière aussi intéressante, ni ne s’est annoncée aussi charnière. Ma vie, bâtie au coup par coup en trente-neuf ans, a totalement changé et été balayée. Je suis soulagé de voir que l’essentiel a survécu. Mon amour-propre. Mon sens critique. Mon instinct de survie. Mes amis. Ma famille. Ceux et celles qui m’ont suivi, soutenu, pardonné, ne savent pas à quel point cela a été précieux. Les savoir là, pour moi, à neuf mille kilomètres, a été la ressource qui m’a permis de tenir quand tout est devenu, justement, intenable, voire dangereux. Cela ne m’a pas sauvé la vie (ça, je crois que c’est moi qui l’ai fait), mais je sais que ça l’aurait sauvée s’il avait fallu en arriver là. Et surtout, cela m’a sauvé, dans les derniers temps cruels, de pouvoir parler, de me faire entendre, et de recevoir la confirmation que je n’avais pas complètement perdu la raison quand tout avait fini par concourir à me faire douter de ma mémoire, de ma propre bonne foi, de ma propre sincérité. Si vous sentez que vous vous faites gaslighter, barrez-vous. En cette matière, hélas, s’il y a un doute, c’est qu’il n’y a pas de doute.

 

Si je dois me fixer un cap pour ma quarante-et-unième année qui commence, je n’en ai donc pas vraiment, si ce n’est la reconstruction, de ma vie et de mon estime de moi, et peut-être la compréhension de ce que j’attends vraiment de cette putain de vie, à la fin, au lieu de juste me laisser porter par les gens et les événements en pensant à cocher une case de la to-do list de l’existence de temps en temps. Je n’entrevois que deux chemins pour l’instant, sans vraiment me fermer à l’idée qu’il y en ait d’autres. Je peux retourner vers ce qui fonctionnait à peu près pour moi, professionnellement, personnellement, et ce sera très bien si c’est le cas, vu le chantier que c’est devenu sur tous les plans. Mais je peux aussi partir dans une direction complètement nouvelle, et me dire, dans un an, que wow, j’ai vraiment commencé une deuxième vie.

 

Alors certes, je couve probablement une dépression, mais en vrai, c’est aussi une année qui s’annonce excitante. 


“Je vais changer ta vie”, m’as-tu dit un jour. Je ne pensais pas qu’il faudrait détruire tant de choses au passage, pour changer de vie. Peut-être qu’il y a une logique à tout ça, qu’il faut détruire pour construire. Je n’aurais certainement pas trouvé ça nécessaire, si tu m’avais demandé mon avis avant. Je t’ai, de toute façon, donné mon avis pendant et après. Mais tu avais raison. Tu as changé ma vie. Je vais la reprendre en main et la refaire mienne, maintenant.

3 thoughts on “40

  1. Orpheus

    janvier 11, 2025 at 9:40

    On a tous des creux de vague comme ça. J’ai presque envie de dire que signe de bonne santé d’en prendre conscience et de le verbaliser.

    Pour tout ce qui est des histoires d’âge, là par contre, j’ai atteint le seuil au delà duquel j’ai décidé qu’il était préférable d’arrêter de compter…

    (Et si, si, tu as encore au moins un lecteur assidu… et certainement bien d’autres, je n’en doute pas…)

  2. Matoo

    janvier 12, 2025 at 11:11

    Et moi t’imagines bien, je serai toujours là pour te coller aux basques !! Joyeux anniversaire petit chou !! Eh bien, en tout cas ça promet pour la suite, tu nous as fait un revirement de série TV, vivement la prochaine saison. J’espère qu’on te reverra ici aussi en tout cas. :))

Les commentaires sont fermés.