La brèche

 

 

Ça aura mis le temps. Plus de six ans. Mais enfin, ces dernières semaines, une brèche semble s’ouvrir. Nous sommes plus de six ans après la vague #metoo de l’automne 2017, qui a semblé tout emporter sur son passage mais ne garde finalement dans la mémoire collective que le visage d’Harvey Weinstein et les conséquences sur le cinéma américain, forcément plus pudibond, plus réac, plus gangrené par la cancel culture et les influenceurs woke, plus moralisateur, en somme plus puritain que notre bon vieux cinéma français. Et enfin, avec les affaires Depardieu, Jacquot, Doillon, on commence à voir qu’il y avait aussi du #metoo dans le cinéma français, même si on s’en doutait. Et pas des trucs qui datent d’après 2017, hein, des trucs qui auraient pu émerger à l’époque et qui, pourtant, n’ont pas rencontré l’écho qu’ils auraient pu avoir dès 2017.

 

On est un peu embarrassé quand on regarde les réactions post-metoo de la grande famille du cinéma français. Et pas que du cinéma, d’ailleurs. De l’ensemble du monde culturel français, qu’il soit littéraire (Matzneff) ou médiatique (PPDA). Il y a eu, pendant longtemps, comme une gêne à déterrer des affaires qui semblaient avoir eu lieu aux yeux de tous, dans un contexte peut-être spécifiquement français de grivoiserie ou que sais-je d’autre, qui permettait de se gausser des bonnes blagues sur les actrices qui couchent pour réussir, sur les producteurs de cinéma libidineux ou sur les promotions canapé. La France a du mal à se défaire de son rapport un peu complice, amusé, aux coucheries plus ou moins consenties comme monnaie d’échange, comme partie intégrante d’un système qui, pensait-on, fonctionnait et arrangeait un peu tout le monde.

 

Quand on cherche des noms français ou francophones de voix s’élevant à l’époque de l’affaire Weinstein et des premiers mois du mouvement MeToo, on retombe sur Judith Godrèche (déjà), sur Adèle Haenel, sur Léa Seydoux, sur Emma de Caunes, sur Asia Argento… mais sinon pas grand-chose, ça se limitait à Weinstein, dans des festivals ou à Los Angeles, loin de la France, oh non certainement pas chez nous ou sur nos plateaux, tout le monde semblait comme gêné aux entournures. Les plus grosses actus ciné « metoo » françaises post-mouvement de l’automne 2017, c’étaient une tribune complètement hors-sol début 2018 sur le droit des femmes à être importunées et à se prendre des mains aux fesses dans les lieux publics et contre la cancel culture, le féminisme extrémiste et la haine des hommes (un truc signé entre autres par Catherine Deneuve, alors propulsée tête de gondole de la contre-offensive metoo) et les nominations (et victoires) du J’accuse ! de Roman Polanski aux César 2020, avec la sortie de salle remarquée d’Adèle Haenel, les blagues embarrassées de Florence Foresti à la présentation, et la tribune de Virginie Despentes « on se lève et on se casse » quelques jours plus tard. Autant dire que les féministes françaises étaient bien seules.

 

J’ai été frappé par les mots de Geneviève Sellier (professeure émérite en études cinématographiques à l’université Bordeaux-Montaigne) dans Médiapart il y a quelques jours, qui décryptent ce dont il est question ici, et qui expliquent cette « résistance » du cinéma français à la vague MeToo : 

 

« Le fonctionnement du cinéma français repose sur un non-dit totalement pathogène : l’expression du génie passe par un rapport amoureux extrêmement éphémère entre le cinéaste et ses actrices. Les exemples de Godard et Truffaut montrent que c’est un modèle ancien, à la fois extrêmement légitime et délétère. En France, c’est absolument structurel : le système repose sur la figure du Pygmalion et il existe un aveuglement total sur ce que cela signifie en termes de domination masculine. Le mythe du génie sert à masquer le fait que la domination masculine continue à s’exercer. Et le cinéma est un des derniers endroits où cette domination se manifeste sans être pointée du doigt. Elle est même légitimée et même valorisée.

Ce système autorise à exercer un pouvoir discrétionnaire et à généraliser les abus de pouvoir. Dans une entreprise classique, l’abus de pouvoir du patron est dénoncé. Pas dans le cinéma. »

 

Alors quand, enfin, plus de six ans après, ça commence à bouger, qu’il commence à y avoir des actions en justice, que la couverture médiatique ne se limite pas aux contre-feux « not all men » mais commence à donner du poids et du crédit à ces paroles et à ces histoires enfin dites et montrées pour ce qu’elles sont (sinistres et graves), pour ma part je ne parviens qu’à me réjouir de voir qu’on avance et qu’on va enfin arrêter, peut-être, de regarder ces histoires d’abus et de domination comme des coucheries de plateau un peu subversives dont on peut rire grassement. On va enfin, espérons-le, aller vers quelque chose de plus sain, qui ne mettra pas de jeunes intermittent(e)s précaires en danger face à des cinéastes, producteurs et célébrités auxquels on passe tous les écarts comme autant d’innocentes blagues parce que « oh c’est bon, ça va, c’est Gégé, on le connaît ». Peut-être que demain, les gens flipperont moins quand une de leurs copines, soeurs ou cousines leur annoncera qu’elle veut devenir comédienne, parce qu’on aura réussi à rendre le milieu professionnel culturel un peu moins pourri.

 

On a de nombreuses femmes à remercier pour cela depuis des années, dans le milieu du cinéma et en-dehors, qui petit à petit on ouvert cette brèche qui permet enfin à la parole de se libérer et au problème systémique de la culture du viol d’être enfin considéré à la hauteur de sa gravité : Camille Kouchner, Vanessa Springora, Adèle Haenel, Florence Porcel, Clotilde Hesme, Judith Godrèche… c’est aussi parce qu’elles ont porté leur parole jusqu’au grand public que, aujourd’hui, le cinéma français va enfin pouvoir commencer à se regarder dans un miroir et faire un examen de conscience auquel il rechigne depuis six ans, comme si la France était culturellement et moralement supérieure à Hollywood.

Une réflexion au sujet de « La brèche »

  1. Matoo

    février 8, 2024 at 6:39

    L’interview sur Inter qui tourne depuis aujourd’hui est saisissante. Ca m’a laissé sur le carreau. :(((

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