C’est la news qui fait le tour des internets américains depuis mercredi, au point de quasiment éclipser le pourtant incontournable anniversaire du 11 septembre, et qui va probablement durer encore quelques jours, le temps que le tireur soit identifié et que l’administration Trump surfe un peu sur ce nouveau martyr de leur cause. Charlie Kirk, une tête de noeud MAGA, raciste et pro-arme, s’est fait tuer par un tireur embusqué lors d’un débat public en extérieur à la Utah Valley University. C’est évidemment horrible de voir quelqu’un mourir par arme à feu, dans un pays qui en voit déjà plus de 40 000 par an. C’est également moche de voir un gars de 31 ans mourir, laissant femme et enfants derriere lui. C’est, enfin, terrible de se dire que pour s’opposer politiquement à ce mec-la, quelqu’un est allé le buter sur un campus universitaire, dans un débat public où le mec s’exposait volontairement aux questions de ses adversaires. A aucun moment je n’ai souhaité la mort de ce type, que j’avais vaguement entrapercu à la télé lors d’une de ses sorties médiatiques nauséabondes. Et bien sûr que le meurtre n’est jamais souhaitable. C’est terrible que nos sociétés occidentales en soient là aujourd’hui.
En revanche, trois choses me gênent un peu. La première, c’est ce double standard bien prévisible entre le meurtre d’un allié politique célebre de l’administration Trump et les tueries qui se produisent quasiment quotidiennement aux Etats-Unis. Deux jours encore avant la mort de Charlie Kirk, un gamin de 13 ans est mort à Orange County dans une fusillade, et déja plus personne n’en parle, tout le monde s’en fout. Je ne parle même pas de tout ce qui se passe à Gaza, au Soudan ou au Népal, c’est-à-dire loin des “first world problems”, qui continue à trouver un écho bien faible ici dans les médias mainstream. Les victimes anonymes dans des fusillades tristement banales ne font pas le même effet médiatique qu’un mec célèbre qui se fait descendre. Rien de neuf sous le soleil. Ironiquement, la mort de Charlie Kirk risque de faire de lui un symbole de la lutte pour la régulation des armes à feu, alors que lui-même était contre et estimait que le droit de porter des armes à feu et les “quelques morts malheureuses” qui en résultent en “valent la peine” au regard des bénéfices que cela apporte à la société américaine.
La deuxième chose qui me gêne, c’est cette injonction à ne pas se réjouir, à ne pas rire, à ne pas s’amuser des memes et de la mordante ironie de la situation. Oui le type est mort. Mais c’était aussi un sac à merde, meme pas un élu porteur de je ne sais quelle légitimité démocratique, juste un mec qui avait habilement surfé sur la haine et les discriminations pour en faire son beurre, qui s’était bien enrichi dessus au passage, et qui est paradoxalement mort de la société violente qu’il appelait de ses voeux, et on n’est pas obligés de porter le deuil ni de soudainement en faire un martyr ou un ange, au motif qu’il était jeune et qu’il allait probablement devenir un personnage politique proéminent dans les prochaines années. Ouais donc le mec allait devenir un facho influent qui allait un jour ou l’autre accéder à de hautes responsabilités. C’est où qu’il faut chialer ? Replongez-vous dans ses déclarations publiques, ses tribunes et ses apparitions télévisées, et regardez à quel point Charlie Kirk a contribué à banaliser des discours fascisants et des positions racistes pour les rendre acceptables dans le débat public. Ça allait de “it’s worth to have a cost of, unfortunately, some gun deaths every single year so that we can have the Second Amendment to protect our other God-given rights » (« Cela vaut la peine de payer le prix, malheureusement, de quelques décès par arme à feu chaque année afin de pouvoir bénéficier du deuxième amendement qui protège nos autres droits accordés par Dieu. ») à “Someone should’ve just took care of it the way we used to take care of things in the 1950s and 60s.” (« Quelqu’un aurait dû s’en occuper comme on s’occupait des choses dans les années 1950 et 1960. ») pour parler des trans. Le mec avait également répondu qu’il ne laisserait pas sa fille de dix ans avorter si elle se retrouvait enceinte à la suite d’un viol. Son organisation Turning Point USA a lancé des campagnes d’enrôlement d’adolescents en ligne pour diffuser de la désinformation sur le covid et sur la fraude électorale qui aurait coûté l’élection de 2020 à Donald Trump. On n’est plus sur du débat democratique ou sur de la fenêtre d’Overton, là. On est sur du bon gros facho qui se sert des apparences du débat et des outils de la démocratie pour faire avancer un agenda raciste et liberticide, comptant sur notre tolérance à tous pour que chacun ait le droit de s’exprimer pour faire remonter à la surface des idées rances sur la place des femmes, sur les minorités racisées et sur les libertés individuelles, sur lesquelles nos sociétés s’étaient collectivement mises d’accord pour dire que c’était fini et qu’on mettait ça dans les poubelles de l’Histoire. Une sorte de “les nazis aussi ont le droit de s’exprimer, les pauvres, bouhou pourquoi vous êtes méchants avec nous on veut juste discuter de l’infériorité des noirs et de la possibilité de lapider les gays en toute amitié”. Bah non. Dire et tenter de rendre acceptables des trucs comme “les noirs étaient plus heureux quand ils étaient ségrégués et qu’on les mettait au pas” ou “la sainte parole de Dieu dans la Bible nous dit que les homosexuels doivent être lapidés”, ça ne devrait pas vous coller l’étiquette de “militant controversé”; ça devrait simplement vous disqualifier d’office du débat politique. “Prove me wrong”, c’était le nom de sa tournée des facs américaines pour aller débattre avec les étudiants et les assos des dangers que représenteraient les personnes trans, et que les fusillades dans les collèges, ça va c’est pas si grave. Prove me wrong, mais y’a rien à prouver, coco, on le sait deja que ce que tu dis c’est de la merde en conserve qui traine sur les étageres du cellier d’une maison sudiste depuis les annees 1920. Pourquoi on en est encore à chercher des excuses et à vouloir donner la parole à des mecs qui disent ça comme si c’était encore des trucs dont on devrait accepter de débattre en 2025 ? Ces mecs ont fait de l’extrême-droite une option politique acceptable dans nos débats et dans nos élections (ne nous leurrons pas, on a les mêmes forces réactionnaires à l’oeuvre en France), et leur disparition n’a pas à nous émouvoir, dans un monde qu’ils ont pourri par leurs idées et dont nous allons encore payer les conséquences pendant des décennies.
Et c’est là le troisième point qui me gêne. Comme avec la mort du vieux Le Pen en début d’année, se réjouir de la mort d’un facho, ce serait soudain devenu la marque d’un ensauvagement de la société, d’une négation de l’humanité de l’adversaire politique, d’une démocratie à bout de souffle et d’une intolérance qui serait bien évidemment désormais du côté des gauchistes. Alors je suis désolé mais il y a une différence entre souhaiter la mort de quelqu’un, activement contribuer à la mort de quelqu’un, et réagir à la mort de quelqu’un. Se foutre de la gueule de l’ironie de la mort par arme à feu d’un mec, fasciste sur de nombreux sujets (et pas sur une seule déclaration malheureuse et maladroite, hein, mais bien pendant des années), qui militait contre la régulation des armes à feu et considérait les morts par arme à feu aux Etats-Unis comme un “petit prix à payer” pour défendre les libertés, c’est bien la moindre des choses, surtout quand on voit les horreurs postées sur Twitter par le “camp d’en face” à la mort de Melissa Hortman ou de George Floyd. Vous croyez vraiment que l’esprit ACAB, “manger les riches” et “Macron explosion” dont vous rigolez à longueur de tweet et de reels ne va jamais se traduire par aucune violence réelle, sur nous ou sur eux ? Le débat n’est pas théorique pour tout le monde, hein. Si tu es une femme noire victime de violences conjugales ou un immigré mexicain qui cherche juste à survivre, les discours de Charlie Kirk et ses potes podcasteurs conservateurs, et l’influence qu’ils ont, depuis des années, sur les élections américaines, ce ne sont pas des débats de salon. C’est une putain de réalité qui impacte directement ta vie, au point de l’écourter. On ne parle pas d’options politiques face à ce que proposent ces gars-là pour les trans, les femmes, les noirs. Pour elles et pour eux, c’est une question de vie ou de mort, et c’est un sacré privilège inconscient que de pouvoir se dire « ah oui tiens, et si on en débattait ? ». Les fachos ne lâcheront pas le pouvoir poliment, par les urnes, juste parce qu’on aura poliment demandé. C’est triste à dire mais l’Histoire nous a aussi appris que l’action violente a fait partie du débat et a contribué à certains grands mouvements, quand bien même elle les a aussi décrédibilisés, diabolisés, et fait glisser le debat vers la question du terrorisme, paralysant toute discussion. Mais on parle d’une violence contre une autre. Pas d’un pacifiste qui chantait kumbaya sur des campus. On n’a pas à pleurer la mort de ceux qui nous voulaient morts. Si on veut que les fachos qui veulent faire crever les minorités et remettre les noirs, les trans, les gays, les femmes ou les immigrés au pas dégagent de nos paysages politiques pour qu’on puisse enfin débattre de nouveau entre gens sérieux qui ne considèrent pas la fin de l’Etat de droit comme une option à envisager, ils n’y renonceront pas s’ils n’ont pas gros à perdre, y compris leurs propres vies, ou du moins s’ils ne flippent pas un peu. Paradoxalement, les électeurs trumpistes pro-armes, s’ils s’en foutent habituellement que ce soient des ados noirs qui meurent dans les fusillades des lycées, vont peut-etre commencer à mettre la pression à l’administration Trump maintenant qu’ils ont compris que ça pouvait aussi être pour leur gueule, et qu’on ne peut pas limiter le debat à un “y’a qu’à porter un gilet pare-balles”. Un gilet pare-balles n’aurait pas sauvé Charlie Kirk de la balle qu’il a reçu dans le cou.
En fin de compte, la violence qu’il justifiait et la haine raciale à laquelle il contribuait ont ironiquement précipité son destin. Devons-nous le pleurer pour autant ? C’est l’héritage qu’il laisse derrière lui : un rappel terrible que lorsqu’une nation tolère le racisme et la violence comme « le prix de la liberté », ces deux forces s’auto-alimentent et finissent par dévorer même leurs promoteurs.