La ligne droite

 

Le milieu où tu nais, qui détermine l’école où tu vas, qui va décider de l’avenir que tu auras, du moins dans les grandes lignes. Tout est joué d’avance, et ça ne peut avoir pour conséquences que ce que nous déplorons aujourd’hui au niveau de la société toute entière, tant les personnes issues de milieux non-privilégiés sont majoritaires en nombre : le repli communautaire, la fermeture d’esprit, la défiance envers les institutions, la recherche de réponses auprès de gourous et d’arnaques intellectuelles qui donnent l’impression qu’une solution existe alors qu’ils ne font qu’aggraver le problème…

 

Il y a 36 000 communes en France, et quelques 14 000 écoles maternelles. J’ai lu il y a quelques mois que les élèves des grandes écoles françaises (Polytechnique, ENS, ENA, etc.) étaient, pour la majorité d’entre eux, passés par environ 200 de ces écoles maternelles. 200 sur 14 000 ! Dès la petite enfance, certains gamins sont « correctement » guidés dans le labyrinthe éducatif, contournent la carte scolaire, naissent dans les villes et les quartiers qui vont leur permettre de fréquenter qui il faut, d’avoir les bons profs, les bonnes prépas, les bonnes orientations scolaires… et donc éviter d’avoir le « mauvais » lycée, le « mauvais » bac, la « mauvaise » fac, le « mauvais » diplôme. Je ne parle même pas de ce que ça ajoute d’avoir le « mauvais » nom de famille, la « mauvaise » adresse postale ou la « mauvaise » couleur de peau, hein. 

 

Le phénomène n’a fait que s’accentuer ces dernières années avec les réformes de l’éducation supérieure, et nos vies sont toujours plus des lignes droites, décidées d’avance, avec une place de plus en plus étroite laissée à l’erreur, à l’improvisation, aux changements de voie. Tu es un élève pas top en terminale ? On ne te laissera plus retaper ta première année et changer de filière pour voir ce qui te plaît à la fac, on t’enverra avec de plus en plus d’insistance vers une voie pro, pour que tu sois un salarié opérationnel en moins de deux ans et que tu ne restes pas cinq ans à encombrer les coûteux bancs de l’école. On rentabilise.

 

Pas de première année foireuse en fac de psychologie ou de cursus trop ouvertement intello sans vocation clairement professionnalisante. On n’est plus là pour apprendre, pour s’ouvrir l’esprit. On est là pour devenir rapidement un bon salarié opérationnel et pour choper sa place dans les grilles salariales, et on se préoccupera d’en bouger plus tard. A ce jeu, certains gamins sont pourtant directement catapultés vers le sommet de ces grilles, avec le bon diplôme et le bon parcours. Souvent ils n’ont pas tâtonné, pas expérimenté, pas essayé une filière foireuse ou simplement pas faite pour eux. Pas de retour en arrière, juste une ligne droite. Et c’est ça qu’on semble vouloir aujourd’hui.

 

Pendant mes presque quinze ans en agence, j’ai toujours été sidéré par le discours affiché par la « marque employeur » sur la « diversité » des talents, les profils variés des consultants, la richesse supposée des interactions entre des gens aux expériences différentes et variées, aux sensibilités complémentaires grâce à des parcours « atypiques »… Sauf que cette variété se limitait aux personnalités des uns et des autres (bah oui, heureusement qu’on n’a pas tous la même gueule, la même année Erasmus et les mêmes goûts musicaux, Jacky !), et pas vraiment à leurs diplômes. Quelle blague. Mes collègues venaient toujours des 10-15 mêmes écoles de commerces et facs plus ou moins prestigieuses. On se vante de chercher à créer des synergies entre les gens, mais on ne fait que chercher des profils « sûrs », des mecs stables, des meufs fiables, des gens qui ont tenu leurs cinq ans en école sans faire de vagues, et qui ont au final tous la même tête « bien faite », qui vont tous savoir « à coup sûr » faire ce taf de chef de projet ou de responsable marketing. C’est de la foutaise de revendiquer une bienveillance pour les profils « atypiques » quand on ne veut pas prendre le risque d’essayer de donner un poste à une personne qui n’a pas exactement le même parcours universitaire que ses précédents occupants.

 

Ça me désole qu’on verrouille comme ça les perspectives de tout le monde. Parce qu’évidemment, à ce petit jeu, beaucoup ne vont pas prendre les bonnes décisions et les bonnes orientations à 16 ou 17 ans s’ils ne sont pas soigneusement aiguillés par leurs profs et leurs parents pour aller directement dans la bonne filière sans faire de détours suspects. J’ai moi-même eu la chance d’être orienté correctement à mes dix-huit ans, et Dieu sait que j’y allais sans grande conviction et que j’aurais probablement fait des essais un peu chelou à la fac si je m’étais orienté tout seul. J’ai quand même bien profité de mes années d’étudiant, j’en garde d’excellents souvenirs, mais je me souviens très bien que j’avais assimilé cette nécessité de « ligne droite » dans mon parcours, sans détours, sans redoublements, sans trucs chelou, et que ce serait probablement ma meilleure assurance sur le marché du travail par la suite (spoiler alert : ça a marché bof bof). Je me souviens que je trouvais « courageux », pour ne pas dire baroque, qu’une copine fasse une année de césure pour essayer une autre licence avant de reprendre notre école, ou qu’un autre change trois fois de première année de fac en trois ans. Faire une ligne droite de trois ans pile pour une licence, ou de cinq ans pile pour un master, me paraissait, déjà, essentiel pour ne pas apparaître « suspect » sur le marché du travail. Et cette logique n’a fait que s’accentuer depuis dans le système éducatif français, alors que de mon côté j’ai largement eu le loisir de constater mon tort et de comprendre mes camarades qui ont exploré les chemins intellectuels possibles, changé, bifurqué, reculé, essayé autre chose. Quelque part, leur jeunesse a été plus formatrice que la mienne, assis sagement pendant cinq ans sur les bancs de la même école, dans la même ville, à bachoter dans la même bibliothèque et à noircir du papier dans les mêmes amphis en attendant que le diplôme tombe.

 

Pourquoi ne sait-on pas apprécier les personnalités moins robotiques que le post-ado que j’étais ? Et pourquoi ai-je été si convaincu que je devais être cet étudiant standard, au parcours en ligne droite, pour mériter ma sécurité matérielle et, peut-être, mon bonheur ?

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