Vieillir est un naufrage, je ronchonne de plus en plus chaque année qui passe. Le printemps arrive, et alors qu’on est encore un peu loin des vacances, le moral commence à flancher, en attendant qu’il fasse enfin à peu près beau et qu’on puisse sortir le week-end sans manteau ni écharpe, quand la température passe de 12°C à 7°C en quelques heures. Je m’aperçois de mon humeur massacrante à l’occasion de cinq réflexions que je me suis fait, ces derniers jours, au contact des gens. Il y a en moi, bien enfoui, une espèce de facho asocial qui ne supporte pas de partager l’espace public avec les autres, quand bien même je suis parfaitement conscient de la « nécessité » des autres et de leur importance pour le bon fonctionnement de l’environnement urbain dans lequel je m’épanouis. Comme quand je vivais à Paris et que, comme tout le monde j’imagine, les heures de pointe dans les transports en commun et les gens qui marchent lentement en occupant toute la largeur du couloir me donnaient des envies de violence. Enfin, pas forcément de violence, d’ailleurs, j’aurais plutôt dit un truc un peu propre, comme dans les jeux vidéos de guerre ou de survie, où on tire sur des soldats ennemis ou des zombies, et où leurs corps se volatilisent trois secondes après avoir touché le sol, laissant place nette : ce serait très bien, désintègre-toi, libère le passage, merci. Mais bon, tous ces gens morts et introuvables juste pour pouvoir marcher au pas de charge dans les couloirs du métro, ce serait exagéré.
Toujours est-il que, en ces temps de climat anxiogène et maussade, mon moral n’est pas à son summum, et tourne parfois à l’aigreur et à l’agacement chronique. Je m’astreins alors à fermer ma gueule et à me renfrogner dans une posture mutique, pas tant parce que c’est un refuge que parce que ça m’empêche de dire, sous le coup de l’énervement, des trucs que je regretterais ensuite, revenu à une humeur plus sociable. Peut-être aussi parce que je n’ai pas beaucoup de courage et que, la plupart du temps, malgré un agacement légitime, je n’ai pas envie d’aller me confronter à mon voisin de métro comme ça, gratos, pour probablement me prendre une baffe. Je note parfois avec horreur, au passage, que j’ai des biais misogynes, puisque je peux trouver presque plus tentant d’aller manifester ma désapprobation à une femme quand elle fait un truc que je trouve incivil qu’à un homme, dans la mesure où j’ai en moi le préjugé profondément ancré (et probablement erroné) qu’elle n’oserait pas s’en prendre physiquement à moi si je venais lui aboyer dessus. Et évidemment, je m’en abstiens, car je n’ai pas non plus envie d’être ce connard-là, même si j’ai conscience de ce privilège d’homme de pouvoir être un sale con avec un sentiment d’impunité plus fort : bref, quand je suis de mauvaise humeur, je peux devenir un blaireau, et pour mon intégrité physique comme morale, je fais de mon mieux pour m’en empêcher.
Pourtant au cours des derniers jours, cinq anecdotes m’ont révélé, comme souvent lorsque je suis soûlé dans des lieux publics d’attente ou de transit, le mec de droite en moi, qui voterait Pécresse and co s’il pensait réellement que la politique sert à mettre les gens au pas.
La clope sur le quai de métro.
Elle était là, à se cacher de la caméra de surveillance du quai de métro, planquée derrière une colonne le long du mur, à fumer sa clope. Petite meuf, la trentaine, streetwear, à discuter avec un pote. Aucun des deux n’était masqué. Ils discutaient. Je n’ai évidemment rien dit, j’y ai à peine pensé, j’étais cinq bons mètres plus loin. Mais l’odeur de sa clope à travers mon masque, ce côté je-m’en-foutiste dans sa pose, à bien fumer la cigarette en entier jusqu’au mégot : j’étais méga-soûlé. C’est mon côté connard macroniste mouton : en quoi c’est si putain de difficile de respecter une règle simple ? Ça fait quinze ans qu’on n’a plus le droit de fumer dans les lieux accueillant du public, ce n’est pas une contrainte soudaine comme le masque, ce n’est pas un truc qu’on a découvert, apeurés et figés comme des lapins devant les phares d’une voiture, avec le covid. C’est quoi le problème des gens qui font ça ? Il y a quoi de compliqué à fumer sa cigarette dehors ou à attendre d’être arrivé et sorti du métro ? Vous avez quoi, quatorze ans ? Je sais que ça fait de moi un vieux con sans empathie, que je ne connais pas la douleur du manque du fumeur qui n’a pas eu sa dose depuis plus de trois heures, tout ça. Mais je conserve en moi (même si je suis largement capable de le faire taire quand je suis de bonne humeur), ce côté « bon élève » un peu sentencieux, qui ne comprend pas en quoi c’est si difficile de respecter une règle, simple, au mépris des gens autour de soi.
La vidéo dans les escaliers.
Matin nul, sur le chemin du travail, encore embrumé et pas eu le temps de boire un café parce que pas en avance. On changeait de métro à une station, pour faire la correspondance sur une autre ligne. Du coup, le métro vomissait quelques 300 personnes sur un quai (dont moi), qui prenaient toutes la direction des mêmes escaliers, vers le même autre quai, pour attraper leur ligne suivante. Foule compacte dans les couloirs. Ça marche de manière désordonnée, certains se croient plus pressés que les autres et cherchent à doubler (Sans déconner Jean-Jacques, tu crois que nous autres on est dans le métro à 8h20 pour nos loisirs ? Nous aussi on va au boulot et on va être à la bourre, hein.), et soudain, devant moi, ça piétine un peu. Ça ne bouchonne pas, juste ça ralentit. Des pas un peu plus lents et incertains dans les escaliers. Ce n’est pas très loin devant moi. En fait, c’est la fille juste devant moi, qui ralentit le pas et marche lentement parce que… elle regarde une vidéo de Stephen Colbert et Paul Rudd sur TikTok. T’es sérieuse meuf ?? Casse-toi, putain ! Y’a un mec qui me presse dans le dos, et l’autre elle avance à deux à l’heure parce qu’elle peut pas attendre d’être arrivée au quai suivant pour reprendre le visionnage d’une vidéo de trente secondes ?? En temps normal je m’en foutrais, et peut-être même que je comprendrais, parce que moi aussi je peux avoir du mal à lâcher un contenu avant la fin. Mais à 8h20 en heure de pointe et alors que je suis déjà d’humeur massacrante, elle a eu droit (sans le capter) à mon regard désapprobateur de dame patronnesse.
La place de choix au cinéma.
Je comprends le souhait des gens de s’asseoir à telle ou telle place au cinéma. Je ne le partage pas, mais je le comprends. En plein milieu de la rangée centrale à mi-hauteur de l’écran. Près d’un couloir pour pouvoir se lever et se barrer facilement à la fin. Au dernier rang pour ne pas avoir de murmures et de bruits de pop-corn derrière soi… Chacun ses critères. Je n’ai aucun problème avec ça, chacun fait comme il veut. Pour ma part, je suis content à peu près n’importe où, de toute façon les salles sont conçues pour qu’on voie bien depuis chaque place proposée, alors calmez-vous deux secondes, les princesses, là, franchement on s’en branle de se battre avec cent personnes pour être dans la rangée du milieu. En revanche, ce droit à jouer les gourmets exigeants disparaît dès que les lumières s’éteignent et que le film commence. Si un mec, un couple ou un groupe entrent dans la salle une fois que ça a commencé et qu’ils se mettent à arpenter la salle en long en large et en travers dans la pénombre pendant deux minutes à la recherche du meilleur spot pour s’installer et s’aligner tous ensemble, avec une vue de choix et une bonne place bien à leur goût, pendant que tout le monde les regarde circuler alors que le film a déjà commencé : c’est non. Tu arrives en retard à une séance, ce n’est pas grave, mais à partir du moment où tu entres dans la salle obscure tu as dix secondes pour être assis, en silence et sans trop la ramener, sur le premier siège libre que tu trouves, même s’il est tout en haut de la rangée de gauche au bord du couloir : tu verras et entendras parfaitement le film, même si ce n’est pas aussi prestigieux et parfait que l’allée centrale, et tu n’auras pas fait chier la moitié de la salle. Non mais.
Le vol du spot près de la porte.
Je n’ai pas besoin d’être assis dans le métro. En général j’aime bien me positionner debout, appuyé dans le coin d’une des portes, contre une barre ou un des strapontins près de la sortie de la rame. C’est une place confortable, on voit bien ce qui se passe, on n’est généralement pas délogé quand le train devient bondé, on n’a pas besoin de toucher à une barre de métro dégueu puisqu’on est appuyé contre le mur, et on peut toujours sortir facilement. Une place stable, quoi. Sur un trajet Boulogne-République sur la ligne 9 on peut rester au même endroit pendant les 572 stations du parcours, sans jamais se faire déloger. C’est aussi une super place pour se faire voler son téléphone portable à l’arrachée juste avant la fermeture des portes, mais bon, on ne peut pas tout avoir. Mais l’autre jour, la rame était bondée, il y avait beaucoup de mouvements de foule à chaque station pour laisser les gens sortir et monter, et il a fallu, à un moment, que je m’écarte pour laisser passer quelqu’un. Mais voila qu’alors que j’avais fait mes 2-3 pas de côté pour dégager le passage, un mec arrive de la direction opposée et fonce sur MA place alors qu’il était clair que je ne faisais que m’écarter pour laisser passer. Mec, je cédais le passage, pas ma place ! Il a eu droit à mon regard désapprobateur qu’il a, pour le coup je pense, soigneusement évité, en plongeant le nez dans son téléphone dès qu’il s’est installé à mon spot. Je l’aurais buté. J’ai passé le reste du trajet à « surfer » dans la rame au gré des virages et des freinages, m’étant retrouvé coincé dans un endroit en plein milieu des gens, sans barre ni appui. Je suis désolé mais c’est de l’impolitesse pure et simple, de faire semblant de ne pas capter qu’on a profité d’un mouvement de foule pour taxer la place de quelqu’un qui s’apprêtait à l’évidence à la récupérer.
La file d’attente extérieure.
Il n’y a pas grand-chose de plus décourageant que de se rendre quelque part pour une course en « trente minutes chrono », entre deux rendez-vous et donc avec une échéance à respecter, et de s’apercevoir qu’il y a une queue de vingt personnes à l’accueil, qui se poursuit à l’extérieur du bâtiment. Se pointer comme une fleur au laboratoire d’analyses médicales avec sa petite ordonnance à 8h30 du matin en espérant qu’on arrivera à être rentré avant 9h pour commencer sa journée de télétravail, c’est clairement s’illusionner sur la propension de mes contemporains à gérer leur emploi du temps exactement comme moi : à l’arrache, aux heures de pointe, quand ils peuvent. Mais alors que je viens seulement pour pisser dans un bocal en me retenant d’aller aux toilettes depuis le réveil, évidemment que j’ai envie de buter tout le monde. Le monsieur qui tape la discute avec son voisin de file alors que c’est son tour de passer. La dame qui attend d’être devant le guichet pour chercher sa carte vitale alors que ça fait trois plombes qu’elle attendait. Le monsieur qui raconte sa vie à la dame du guichet qui n’est pas médecin. La secrétaire médicale qui débarque par-dessus l’épaule de sa collègue pour lui parler d’autre chose. La dame qu’il faut appeler trois fois quand son numéro de ticket tombe enfin parce qu’elle avait la tête ailleurs… Tout ça pour, une fois arrivé mon tour au guichet, obtenir mon pot de plastique étiqueté en vingt secondes chrono et être dirigé d’un coup d’épaule vers les toilettes du fond. Où trois autres personnes faisaient à leur tour la queue. Évidemment, j’avais envie de ronchonner à voix haute comme un vieux con sur la lenteur et l’incompétence du monde entier (et je m’en suis abstenu). Juste parce que j’étais pressé et que j’avais choisi l’horaire le plus merdique, une erreur de débutant que j’aurais probablement pu m’organiser pour éviter.
Bref, je suis assez irritable et impatient en ce moment, et le fait de reprendre un peu plus souvent les transports en commun, depuis la reprise du travail sur site et le sursaut de culpabilité lié au prix du litre d’essence, y est peut-être pour quelque chose. Encore une fois, j’ai conscience que ces anecdotes font de moi un sale con, parce qu’il n’est pas impossible que je me laisse aller à des travers similaires lorsque je suis de bonne humeur et inconscient de la manière dont mon comportement est perçu autour de moi (sauf pour les places de cinéma quand j’arrive en retard à la séance, parce que faut pas déconner), mais je sais aussi que ce sont des trucs dont, en d’autres circonstances, je peux parfaitement me foutre, car je ne suis pas complètement un facho qui voudrait empêcher les gens de regarder leur téléphone quand ils marchent ou mettre des amendes à ceux qui fument. J’ai juste du mal, lorsque je suis mal luné, à avoir de l’empathie pour les autres, et surtout ceux qui ne font pas, comme moi, ce qui me semble depuis toujours être du simple bon sens : filer droit et suivre le mouvement sans faire de vagues. Mon côté mouton soigneusement (et avec succès) inculqué dès la tendre enfance qui ressurgit, j’imagine. Mais pas mon côté le plus sain à suivre, en ces temps de chamboulements systémiques où, manifestement, être sage et conformiste ne garantit plus grand-chose aux bons élèves disciplinés. Est-ce que ça leur a déjà garanti la moindre récompense, d’ailleurs ?