L’overdose Drag Race

 

 

Je fais partie des gens qui se sont mis tardivement à RuPaul’s Drag Race. Genre quand c’était vraiment devenu mainstream, autour de la saison 9-10. Je me souviens encore, quand on m’en parlait il y a quelques années, je regardais un peu le truc de haut, pas pour la thématique Drag Queen, mais plutôt pour le côté télé-réalité : ce n’est pas une série, je vais quand même pas aller me télécharger chaque semaine un nouvel épisode d’une télé-réalité, je le fais déjà à peine pour les séries, ça va pas la tête ? Pour moi, une télé-réalité, soit tu y a accès via un des canaux dont tu disposes (chaînes de la TNT, Netflix ou autre) soit tu ne regardes pas, ce n’est quand même pas comme si les contenus manquaient de nos jours, et puis ça n’a pas la même noblesse, les mêmes enjeux narratifs qu’un film ou une série, dont je peux comprendre qu’on s’y accroche et qu’on veuille connaître la fin.

 

La bascule a commencé en 2017 quand les gif et les memes autour de Drag Race sont devenus quasiment incontournables sur le Twitter gay français, et que même si on comprenait les vannes on ne pouvait pas tout comprendre sans avoir le contexte de l’épisode dont l’image ou la citation étaient issues. C’est à partir de là que je me suis dit qu’il faudrait un jour que je me penche sur le sujet de manière un peu proactive. Mais je ne m’y suis pas mis tout de suite.

 

Quelques mois plus tard, lorsque je me suis installé dans mon premier appartement partagé avec celui qui allait devenir mon mari, son abonnement Netflix est venu avec lui. Et je n’ai alors pas longtemps pu échapper à RuPaul’s Drag Race, dont les saisons les plus récentes, à partir de la saison 6 (la meilleure, et probablement la saison idéale pour « commencer » Drag Race) étaient alors proposées au catalogue. Je les ai bingées et j’ai bien été obligé de constater que je suis devenu accro en quelques semaines, à bien apprécier chaque saison, ses queens, ses enjeux (car oui, chaque saison a bien des enjeux narratifs, des « gentils », des méchants, des cliffhangers…), ses discours sociaux, les sujets de société abordés par des drag queens souvent directement concernées, mais aussi évidemment le côté fun, le drama entre les queens qui pour certaines ne peuvent pas se blairer, les compétences en couture et en maquillage, etc. RuPaul’s Drag Race est un phénomène pop culture, et la regarder régulièrement m’a vraiment permis de comprendre pourquoi, au-delà des memes et des gifs d’Alyssa Edwards ou de Latrice Royale qui circulent en ligne.  

 

Depuis, toutes les saisons de la franchise principale du programme (la version US) sont devenues disponibles sur Netflix, y compris les toutes premières, et donc les toutes dernières, quelques semaines après la fin de leur diffusion américaine. Aux Etats-Unis, RuPaul’s Drag Race a d’abord été diffusé sur LogoTV, puis sur VH1, et certaines saisons All Stars sont diffusées sur Paramount+, mais en France, le programme est présenté comme un produit Netflix, faute je suppose de canal français « propriétaire » ou « cousin » de VH1. Tant mieux, cela simplifie l’accès pour la plupart des amateurs du programme.

 

Depuis quelques saisons (la saison 9, précisément), RuPaul’s Drag Race dans sa version US essaie de se renouveler, notamment en étant moins prévisible, avec des twists et des rebondissements dans les règles du jeu, qui ont notamment pour conséquence le fait que la drag queen gagnante de la saison est désormais rarement celle qui a le meilleur « track record » (le plus grand nombre de challenges gagnés et de placements parmi les meilleures queens de la semaine), et de plus en plus souvent une drag queen qui a su tirer profit des nouvelles règles de la saison, ou qui semble tout simplement être la plus soutenue par les fans sur les réseaux sociaux. Ces twists ont pour effet de maintenir de gros volumes de conversation en ligne, d’années en années, autour du programme, mais aussi de bien souvent frustrer les fans, qui ont de plus en plus l’impression, à mesure que l’influence du programme grandit, que les dés sont pipés et que la production fait non seulement gagner la saison à qui elle veut (en gros, rarement la queen la plus dominante ou « méritante » de la compétition), mais que parfois même des challenges individuels sont remportés par une drag queen pour des raisons de storytelling (une queen qui a failli se faire éliminer la semaine précédente, une queen que toutes les autres trouvent insupportable mais qu’une victoire va rendre encore plus bruyante et visible dans les épisodes suivants, etc.) alors qu’une autre semblait clairement mériter davantage la victoire.

 

Ces polémiques servent bien sûr en priorité à alimenter les conversations de fans en ligne, et cela marche. Mais une lassitude semble désormais progressivement gagner les fans les plus motivés, notamment les fans « hardcore » de Drag Race. Par hardcore, j’entends les fans qui n’ont pas découvert Drag Race il y a quelques mois avec Drag Race France, ou encore les fans qui ne s’en tiennent pas à RuPaul’s Drag Race US. Car il y a bien longtemps que Drag Race US n’est plus « seule » dans la galaxie Drag Race. On compte désormais une bonne dizaine de déclinaisons de la franchise principale. Et bien évidemment, les saisons de Drag Race ne sont en fait que le sous-produit, faussement gratuit (ou du moins pas très cher), qui sert de Cheval de Troie pour nous faire acheter le vrai produit, là où les producteurs font vraiment leur blé : les produits dérivés, les spectacles à Las Vegas, les tournées Werq The World Tour, les DragCon… Bref, Drag Race est désormais une cash machine bien huilée.

 

Ce qui contribue également à la lassitude d’une partie des fans hardcore. En effet, afin de ne pas dépendre éternellement des audiences et du bon vouloir d’un diffuseur comme VH1 qui leur commande tantôt 12 épisodes tantôt 16 (d’où les récentes saisons à rallonge dont se plaignent les fans, avec moult épisodes sans éliminations), World of Wonder Production, souvent raccourci en « WoW », la société productrice de l’émission, a lancé sa propre plateforme, sur laquelle elle héberge et diffuse partout dans le monde au fur et à mesure de leurs diffusions TV les 14 saisons de l’émission, les saisons All Stars, et quelques documentaires et programmes dérivés sans grand intérêt. La plateforme se nomme WoW Presents Plus et l’abonnement coûte un peu moins de 5 dollars par mois.

 

Et bien sûr, afin que les fans ne se désabonnent pas entre deux saisons de RuPaul’s Drag Race aux Etats-Unis (généralement des gaps de plus de 6 mois entre la fin d’une saison et le début de la suivante), la plateforme les retient avec des adaptations et déclinaisons du concept de base, diffusées selon un calendrier bien étudié pour ne laisser que très rarement les fans plus d’une semaine sans un nouvel épisode : il existe désormais Drag Race UK, Drag Race Canada, Drag Race Holland, Drag Race Spain, Drag Race France, Drag Race Philippines… mais aussi bientôt Drag Race Belgique, Drag Race Mexico, Drag Race Sweden, Drag Race Germany, All Stars UK… Il y a désormais de nouveaux épisodes de Drag Race chaque semaine de l’année. Bref, pour ceux qui, comme moi et mon mari, sont abonnés à WoW Presents Plus, c’est désormais l’overdose.

 

Autant, au début, je pense qu’on était tous contents de voir la franchise Drag Race s’ouvrir à d’autres pays, d’autres cultures drag, d’autres manières de juger et de regarder l’art du drag (RuPaul’s Drag Race US a quand même un gros biais en faveur d’un drag ultra féminin et haute-couture, avec parfois une alternance favorable aux « comedy queens » et des prises de positions douteuses par le passé vis-à-vis des femmes trans dans l’univers du drag, même si depuis quelques saisons on sent que la production veut se racheter et ne pas perdre son exigeant public de ce côté-là), autant maintenant, à moins que la nouvelle franchise du moment ne soit celle de notre pays, on en a tous ras-le-bol.

 

 

Par exemple, ces temps-ci, il y a quatre franchises Drag Race diffusées simultanément sur WoW Presents Plus : Drag Race Canada, Drag Race Down Under (la version australienne et néo-zélandaise), Drag Race Philippines, et RuPaul’s Secret Celebrity Drag Race (une sorte de Mask Singer avec des numéros de lip-sync un peu répétitifs chaque semaine, largement portés par les décors et les danseurs auxquelles les queens des saisons « normales » n’ont pas droit, et qui empêchent de voir le travail effectué par les célébrités – probablement inexistant en-dehors d’apprendre la chorégraphie – pour leur maquillage, leurs tenues, etc.).

 

Cela fait donc quatre épisodes par semaine, une cinquantaine de drag queens que nous ne connaissions pas encore, pour la plupart, il y a un mois, avec lesquelles nous faisons connaissance via la formidable plateforme de visibilité que leur offre Drag Race. Pour ma part, je sature. Je deviens incapable de retenir le nom ou même le look d’une drag queen éliminée il y a plus de deux semaines, parfois même les noms et les têtes des juges. Trop d’informations, trop de choses à retenir, je commence à décrocher de certaines saisons en cours de route (j’ai lâché Drag Race Italy, je commence à avoir du mal avec Drag Race Canada…), et même si je comprends que tous ces contenus rendent l’abonnement à WoW Presents Plus « rentable », au bout d’un moment, trop c’est trop.

 

La mécanique Drag Race (une compétition de télé-réalité à élimination hebdomadaire) n’est pas intéressante au point qu’on ne va pouvoir bouffer que ça toutes les semaines de toute l’année jusqu’à la fin de nos jours sans s’en lasser. Y ajouter des twists comme les doubles-éliminations, les queens qui décident des éliminations plutôt que RuPaul, la tablette de chocolat avec « golden ticket » ou les lip sync for the crown permet de réveiller un peu l’intérêt des fans et de les faire discuter sur Reddit, mais ça fait léger pour s’avaler en continu 3 saisons de 12 épisodes en même temps.

 

Alors avant que World of Wonder ne s’y décide, je crois que je vais moi-même commencer à ralentir un peu la consommation de Drag Race et, même si ça m’attriste, à probablement laisser tomber une partie des franchises internationales dans les prochains mois, pour me concentrer uniquement sur les versions US, UK et All Stars (c’est déjà pas mal), et récupérer un peu du temps de cerveau disponible, et tout bêtement un peu de mon temps libre, que la marque Drag Race commence à sérieusement coloniser.

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