J’ai l’application Timehop sur mon téléphone. Chaque jour, je reçois une notification pour l’ouvrir, et l’appli me ressort tous mes posts et toutes mes photos et captures d’écran datant d’il y a un an, d’il y a deux ans, d’il y a trois ans, etc. Depuis un an, j’ouvre l’appli a chaque notification, puisqu’elle est très insistante et tente de te faire culpabiliser de ne pas ouvrir, mais je ne regarde plus vraiment les photos. Je l’ouvre et je la ferme. Car depuis un an, les premières images qu’elle me présente sont les mêmes : des photos de mon ex, des photos de moi avec lui, des selfies sans intérêt de moi que je prenais et envoyais pour justifier où j’étais, où je me trouvais, avec qui j’étais. Tout m’embarrasse et me fait cringer dans ces souvenirs. Ironiquement la période de ma vie où j’ai le plus voyagé et où tout le monde pensait que je vivais un rêve. Je ne comprends toujours pas vraiment comment j’ai pu me laisser embarquer dans une relation toxique avec une telle aisance, avec tous les red flags qui clignotaient pendant des mois et des mois, et moi qui insistait pour tenter de faire marcher le truc en dépit des évidences. Et puis, ce matin, elles sont arrivées dans la notification du jour : “il y a un an”. Les photos de moi, dans le miroir de la salle de bain d’une chambre d’hôtel, photographiant les traces des coups et les blessures défensives sur mes mains. Un an plus tard, il y a toujours une cicatrice sur l’un de mes doigts. Quand je la remarque, je me souviens des quelques images qui me restent de ce soir-là. Et je ne comprends toujours pas comment j’ai pu me laisser en arriver là.
Je crois que j’ai l’équivalent d’un livre de trois cent pages dans le bide à propos des trois dernières années de ma vie. Les souvenirs s’estompent peu à peu. Les details de certaines anecdotes, de certaines disputes, commencent à se mélanger. C’était toujours un peu la même chose, de toute façon. Les mêmes reproches, les mêmes accusations, le même gaslighting pour me faire croire que j’avais dit ce que je n’avais pas dit, que j’avais fait ce que je n’avais pas fait, que je n’avais pas entendu ce que j’avais entendu. Les mêmes prétextes, les mêmes excuses, puis leur contraire, parfois dans la même conversation. Parfois dans la même phrase. Et la conversation qui dévie vers des détails techniques plutôt que de résoudre les mensonges, les accusations fausses et les offenses réelles. Et ça a duré près de deux ans comme ça. Je travaille avec ma psy depuis un moment déjà, bien avant la rupture en fait, pour comprendre pourquoi je me suis infligé ça. Pourquoi j’ai accepté l’inacceptable. Pourquoi je me suis laissé exposer à l’humiliation, à la violence psychologique, à l’abus émotionnel. Pourquoi je restais alors que je me défendais, parfois avec véhémence, contre ce qui se passait. Pourquoi je croyais que ça valait la peine d’insister. Je n’ai pas encore toutes les réponses. Je sais maintenant que je n’aimais pas la personne qui me faisait face, mais un souvenir, une idée, une fausse image qui m’avait été présentée les premiers jours, et qui n’est jamais réapparue. Un bon gros “love bombing”, presque un cliché des relations abusives, une sensation (créée de toute pièce, et probablement sciemment, par ce mec) d’avoir trouvé quelqu’un qui nous aime et nous comprend, après lequel je courais depuis des mois alors que ce n’était qu’une illusion du début, et que la personne avec laquelle je négociais au quotidien était le vrai visage du mec manipulateur et violent avec lequel j’allais devoir composer pour le reste de ma vie si je restais. Je ne l’ai jamais aimé lui, j’ai aimé une idée, qui je pensais qu’il était, et j’ai mis des mois à comprendre que ce type n’existait pas. C’était juste un masque, un moyen de me happer, et pour de multiples raisons assez complexes, j’étais sensible à ce masque et assez vulnérable pour m’y accrocher. Mais celui que j’aimais n’existe pas, je le sais maintenant.
Les accusations viennent peu à peu, c’est progressif. L’isolement aussi. Au début, on se dit qu’on a quelque chose à se reprocher si on a offensé ou blessé cette personne qui nous aime tant, alors on plie, on ajuste, on accepte de changer des choses, des relations, des habitudes, juste pour apaiser l’autre. Puis peu à peu les exigences augmentent, les accusations et les reproches montent d’un cran, on est accusé de ne pas être sérieusement investi dans la relation, alors on cède encore d’autres pouces de terrain. On commence à contester, à se défendre quand on pense faire face à des accusations infondées et des injustices flagrantes, mais c’est trop tard : on a déjà cédé du terrain avant sans broncher, on était si amoureux et si docile, alors pourquoi est-on soudain si méchant ? Il n’y a plus rien à faire, la dynamique est enclenchée et c’est un cercle vicieux, il n’y a pas de porte de sortie. Quoi qu’on dise, quoi qu’on fasse, on a tort. On cherche le trou de souris par lequel passer pour être soi-même sans se le faire reprocher, mais ça ne va jamais. Ce n’est pas assez. Ce n’est pas ce qu’il voulait. Ou bien si, c’est ce qu’il voulait, mais on ne l’a pas fait spontanément, donc ça ne va pas. Ou on ne le fait pas avec assez d’enthousiasme. Au début, c’est une “crise” par semaine. Puis un jour sur trois. Puis un jour sur deux. Puis sans s’en rendre copte on se retrouve dans une forme d’autocensure permanente, à redouter le prochain reproche, la prochaine engueulade partie d’un rien parce qu’on a reçu une notification sur le téléphone, parce qu’on a regardé un mec nous passer devant dans la rue ou parce qu’on a exprimé un avis sur quelque chose. La solution à tout devient alors pour lui “on n’a qu’à ouvrir la relation”, comme ça dès qu’il sera en désaccord avec quelque chose que je dis ou fais il pourra “se venger” en se tapant quelqu’un d’autre et en me l’agitant sous le nez. Je lui explique que ce n’est pas comme ça que les relations ouvertes fonctionnent. Que l’essence même de ce fonctionnement c’est le respect et la confiance, pas le sexe pour punir et compter les points. Que de toute façon cela ne me traverse pas l’esprit de coucher avec d’autres. Mais rien à faire, la projection est en marche chez lui. Il tente de me faire porter le chapeau de ce qu’au fond il veut, lui. Mais il faut que ce soit de ma faute. Il faut que je sois la salope du couple qui l’a forcé, lui, le pauvre, à ouvrir la relation. Et si je conteste sa logique toxique et abusive il s’énerve, de plus en plus vite, de plus en plus fort à chaque dispute.
La dynamique abusive, c’est subtil et insidieux au début, puis tellement gros à la fin qu’on ne sait même plus comment c’est devenu notre vie quotidienne. On se tient à carreau, on se renferme, on regarde le sol quand on marche dans la rue, on désactive toutes les notifications du téléphone pour ne pas se faire incendier, on évite de dire bonjour ou de croiser le regard de quelqu’un dans un bar ou un restaurant pour ne pas qu’il menace d’aller coucher avec quelqu’un d’autre et de nous envoyer la sextape en représailles. Mais aussi, on se fait engueuler parce qu’on est trop introverti, pas assez sociable, pas marrant. De toute façon, on est le problème,
Avec le recul, bien sûr que c’est grotesque. Et évidemment que les remarques inquiètes des amis et de la famille font sens. “Mais qu’est-ce que tu lui trouves encore, à ce stade ?”, “Il va finir par te frapper”, “Barre-toi”… Et même moi, pendant la dernière année, j’avais une forme de lucidité. Non, ce n’est pas normal. Il y a un problème. Mais je restais accroché à l’idée de cette personne que je croyais avoir rencontrée, les premiers jours, et que je n’avais pas revue depuis. Je me disais, “il doit y avoir une solution”. Si je montre suffisamment patte blanche, ça va marcher. Si j’aime assez fort, ça va marcher. Si je vis dans le même pays, dans la même ville et dans le même appartement que lui, ses insécurités vont s’apaiser et ça va marcher. Spoiler alert : ça ne marche pas. Une fois qu’on a résolu un “problème” de sa propre personnalité ou de sa situation personnelle, il va juste en trouver d’autres. Il n’est pas là pour faire fonctionner une relation. Il est là pour jouer, pour te faire plier, pour te faire obéir. Que ce soit lui, consciemment, qui fasse ça, ou la somme de ses insécurités et de ses traumatismes d’enfance qui s’expriment malgré lui, cela ne change rien au résultat : c’est invivable.
Sur les dernières semaines, les engueulades et les accusations tombaient de manière aléatoire. Il allait y avoir quatre ou cinq jours de calme, puis soudain une énorme crise parce que je n’avais pas fait le compte-rendu détaillé d’une conversation téléphonique avec ma mère (qui ne pouvait pas le blairer vu les relents toxiques qui émanaient de ce qui se passait entre lui et moi) ou parce que je m’étais défendu pendant une conversation avec ses amis pendant laquelle il tentait de me faire passer pour un mec volage (ce pourrait être vaguement drôle dans une relation “normale” mais pas dans une relation où cette accusation est constante et pas proférée en tant que blague). En compensation, ou en représailles pour chaque conversation, chaque désaccord, chaque truc qu’il décidait de percevoir comme une offense, il faisait des trucs qu’il n’aurait jamais toléré de ma part. Sortir seul. Voyager seul. Prétendre qu’il embrassait des mecs dans les bars gays en mon absence. Prétendre qu’il avait couché avec un autre mec. Puis me dire que c’est faux. Puis me dire que c’est vrai. Puis me dire qu’il m’aime et qu’il ne pourrait jamais me faire ça. Puis me dire que je suis un imbécile de croire qu’il n’a jamais couché avec quelqu’un d’autre pour me punir. Puis me dire que de toute façon je ne pourrais jamais être certain, et que c’est là ma punition, que c’est ce que je mérite. Punition pour quoi, je ne sais plus trop. Mais après tous ces mois et tous ces efforts, je ne parvenais plus à laisser passer les injustices flagrantes et les mensonges éhontés. Je répondais. Je démontais les accusations, les arguments fallacieux et les doubles standards qui s’appliquaient à moi mais pas à lui. Je lui mettais le nez dans le caca de ses arguments ridicules. Et peu à peu, je me l’aliénais, et je commençais à décrocher de la relation, à ne plus pouvoir me projeter à long terme dans une dynamique pareille. Je commençais à perdre espoir dans l’idée de retrouver la personne qui m’avait tant plu au début. Mais j’étais allé trop loin, j’avais renoncé à trop de choses, détruit trop d’aspects de ma vie d’avant pour admettre ma défaite. Devant mon entêtement et ma manière de contester, il s’agaçait, devenait menaçant. D’abord verbalement, à base d’intimidation matérielle, administrative, sur mon état financier, mon statut sur le bail, mon visa. Puis physiquement. C’était mon téléphone arraché de ma main et balancé à travers la pièce. Une lampe saisie et brandie au-dessus de sa tête pour m’intimer l’ordre de me taire.
Il va me frapper. Je le sais, je le vois venir. Mais une partie de moi n’y croit pas. Bien sûr que non, il n’en arrivera pas là. Il aboie mais il ne mord pas. Ça lui donnerait une trop mauvaise image de lui-même de faire ça, un pervers narcissique est plus subtil que ça, il ne se salit jamais les mains et ne ruine jamais son image. Donner un coquard à son mec c’est trop visible, ça ferait vraiment trop mauvais genre. “Mais alors pourquoi tu restes ? Pourquoi tu attends que ça arrive ? Tu n’es pas déjà vacciné avec les violences psychologiques ? Tu as vraiment besoin qu’il te cogne pour comprendre qu’il faut te barrer ?” La réponse est terrible : oui.
Je ne me souviens plus vraiment de la conversation dans les détails. Le problème de base, c’était que je souhaitais rentrer en France pour Noel (la tension montait depuis des semaines à ce sujet car il savait bien qu’il ne serait pas le bienvenu chez mes parents et qu’il me menaçait de diverses choses si je le laissais seul trop longtemps), et qu’il voulait m’interdire d’assister à une soirée Miss France devant la télé avec mes potes gays : c’était évidemment suspect, une trahison même, une torture vu que je savais qu’il était maladivement jaloux et possessif et que j’aurais du sagement rester à ses pieds comme un bon chienchien pour l’apaiser, et forcément une excuse pour faire une orgie. Il n’a su l’existence de cette soirée télé que parce qu’il a fouillé mes notifications Whatsapp pendant que je dormais, et là encore il ne voyait pas que le problème c’était lui. Des insultes, des propos humiliants. A ce stade-là il me larguait tous les trois jours, m’ordonnait de chercher un autre endroit où vivre, me laissait mariner et chercher un appart’ pendant 24 heures, puis quand j’avais trouvé, me disait qu’en fait non il m’aimait et qu’il fallait que je reste. Puis recommençait à me reprocher tout et le contraire. Je levais les yeux au ciel, je commençais à comprendre qu’il n’y avait rien à faire, de toute façon la règle du jeu c’était que quel que soit le sujet j’étais en tort et irrespectueux et qu’à ce titre il pouvait me traiter comme il l’entendait : en deux mots comme en cent, j’en avais ras le cul.
La scène n’a duré que quelques instants. Il vient de passer vingt minutes à m’insulter. Il quitte l’appart’ en déclarant qu’il part en date avec un autre mec, qu’il a déjà trouvé bien mieux que moi, etc. Pas la première fois qu’il me dit ça. Tromper pour punir est l’un de ses moyens de pression, que ce soit vrai ou pas. En l’occurrence, là, il m’a encore largué donc ça ne compte pas, hein. De toute façon ça ne compte jamais si c’est lui. Lui c’est un ange, une victime, un amoureux meurtri. Moi je suis une merde. Alors je mérite bien des insultes à la gueule. Il s’en va, satisfait de m’avoir craché son fiel au visage. Je claque la porte, bien fort et bien bruyamment, derrière lui, et je retourne travailler sur mon ordinateur sur le canapé. Je ne mesure pas à quel point l’insolence et l’arrogance de ce geste, de cette porte claquée, va lui être insupportable. Quelques secondes plus tard, le cliquetis de la serrure de la porte d’entrée se fait entendre, la porte s’ouvre, et je le vois, comme au ralenti, courir vers moi, l’air furieux. Il me saute dessus. Balance mon ordinateur par terre. Met ses mains autour de mon cou. Hurle. M’insulte. Abat ses poings sur moi. Tente de me gifler. Griffe mes mains dont je couvre mon visage. Crie qu’il va me tuer, me jeter par la fenetre. Je m’immobilise complètement en attendant qu’il ait fini. C’est comme cela que je réagis en cas d’agression. Je « freeze ». Nous sommes au 38ème étage. Cela fait trois jours qu’il a enlevé la sécurité anti-suicide de la fenêtre coulissante qui se trouve juste derrière moi, et qu’il me menace à mots couverts de sauter ou de me pousser si je m’approche trop près. Je ne bouge pas, il est toujours sur moi, mais je me tiens prêt à m’accrocher au canapé si jamais il essaie de m’attraper. Il continue de m’insulter. Se relève. Me met un coup de genou dans le torse pour faire bonne mesure. Puis se met à me reprocher d’avoir arraché un bouton de sa chemise dans la manœuvre. Il me dit que si j’ouvre la bouche maintenant, il me balance par la fenêtre. Il part dans la chambre, change de chemise, et ressort pour son “date”. Je n’ai toujours pas bougé. Dans ma tête, le switch a été immédiat : c’est fini, je me barre d’ici, aujourd’hui. A distance, par téléphone, avec neuf heures de décalage horaire, deux de mes amis en France vont me tenir la main et, peut-être, me sauver ce soir-la.
Bien sûr, lui, il sera choqué. Ne comprendra pas. Me rendra le départ plus compliqué. Me foutra dehors avec toutes mes affaires pour que je n’aie pas la possibilité de revenir en chercher une partie un autre jour. Me reprendra ma clé tout de suite. Me menacera d’appeler l’immigration. M’appellera deux heures plus tard pour me supplier de revenir. Cherchera à savoir où est mon hôtel, puis où j’habite. S’étonnera, se vexera même, que je n’aie pas assez confiance en lui pour lui donner ces nouvelles informations à mon sujet. Tentera de me convaincre, ou de se convaincre lui-même, qu’il ne m’a pas frappé, puisque je n’ai rien de cassé et pas d’oeil au beurre noir. Je ne suis pas la bonne “victime”. Je n’ai pas été assez cabossé. Je me suis mis moi-même dans ma situation en traversant l’Atlantique malgré les red flags, malgré les avertissements et les inquiétudes de mes amis et de ma famille. J’ai passé trop de temps accroché à une illusion, tout en étant bizarrement clairvoyant sur l’anormalité de la situation. Aujourd’hui, je vais mieux, je crois. Demain, Timehop commencera enfin à me montrer des souvenirs d’il y a un an où je faisais ce que je voulais, je photographiais ce que je voulais, je parlais à qui je voulais. Je reconstruis une vie pour moi, qui ne se définit autour de personne d’autre. Je n’ai pas encore reconstruit ce qui a été détruit. Certaines choses, certaines relations, ne seront jamais reconstruites. Matériellement, professionnellement, financièrement, je ne m’en suis pas encore remis. Cela prendra peut-être des années. Mais je suis content qu’au milieu de tout ce que ma basse estime de moi m’a fait accepter et endurer, ma ligne rouge soit restée claire et m’ait permis, lorsqu’elle a été franchie, de partir d’un coup, sans regarder en arrière : tu me frapperas une fois, pas deux.
Orpheus
novembre 25, 2025 at 9:54Tellement de respect pour toi et la force qu’il a fallu pour endurer et sortir de tout cela.