1er décembre. La « saint sida », lit-on sur Twitter. 32 millions de morts en bientôt quarante ans. Près de 38 millions de personnes vivant avec le VIH sur la planète en 2018 (chiffres aides.org). 75 millions de personnes infectées depuis le début de l’épidémie. Les chiffres donnent le vertige en même temps qu’ils peuvent surprendre par leurs proportions. 75 millions de personnes, sur une planète qui compte plus de 7 milliards d’habitants. A peine 1%. Cela paraît à la fois peu et énorme. 1% de la population mondiale atteinte par une maladie, c’est beaucoup. Pas assez pour éradiquer l’humanité, mais assez pour faire des dégâts durables.
C’est pour cela que le sida fait tellement partie de nos vies depuis quarante ans. Parce qu’il a fait des dégâts durables, que nous mettrons des décennies, voire des centaines d’années à effacer, même lorsqu’on aura trouvé un vaccin, si on en trouve un. On a tous une relation au VIH, quel que soit notre âge ou notre milieu social. Même quand on ne l’a pas attrapé. Parce qu’on connaît ou qu’on a connu quelqu’un qui l’a eu. Parce qu’on a déjà eu un coup de flip au moment d’un test. Parce qu’on l’a. Parce qu’on ne l’a pas mais qu’on a été marqué par les photos des morts des années 80-90. Parce qu’on a vu 120 BPM. Parce qu’on pleure devant le compte Instagram THE AIDS MEMORIAL. Parce qu’encore un million de personnes meurent chaque année du sida. Parce que 62% des personnes atteintes dans le monde ont accès à un traitement, ce qui signifie en creux que 38% n’ont pas accès à ce traitement vital pour leur survie. Parce qu’on a tous eu une sexualité qui, à un moment, nous a fait nous poser la question de la prévention, du préservatif, de la confiance en son partenaire, des moyens de se protéger.
Le sida a fait cela à notre humanité. Il a réintroduit une notion de méfiance, de peur ; cette nécessité de faire confiance, dans les moments de joie et de plaisir que sont ceux du sexe, au-delà du basique consentement. Est-ce qu’il sait où il en est ? A quand remonte son dernier test ? Peut-il me mentir ou se tromper sur son statut sérologique ? En ce sens, l’apparition du sida a signé la fin d’une période qu’on appela la « parenthèse enchantée » dans les années 1970 (après la contraception, avant le VIH). Il y a quelques années, j’avais eu une discussion avec quelqu’un qui m’avait dit cette phrase, qui m’avait marqué : « Le 20ème siècle a en fait été très court : il a réellement débuté en 1914 avec le début de la Première Guerre mondiale, et il s’est terminé brutalement au début des années 1980 avec l’apparition du sida. Après le sida, on n’était plus vraiment dans le même siècle, plus vraiment dans la même époque ». Cela me donne l’impression d’être né au 21ème siècle. D’être d’une génération qui n’a pas connu l’avant.
On parle tout le temps du monde d’avant. Mais il y a eu beaucoup d’avant. Avec le VIH, a disparu un « monde d’avant » que nous ne retrouverons peut-être jamais. Qui sait, c’est peut-être mieux ainsi. L’histoire du sida, c’est aussi un chapitre décisif de l’histoire de communautés qui ont déployé des trésors de solidarité, de luttes et de fiertés.
Le sida, numériquement et à l’échelle de l’humanité, c’est peu de monde, pourrait-on penser. En dépit de ça, il est entré dans nos vies à tous, même quand on n’a pas attrapé le VIH, même quand on est a priori « loin » du sujet : nos vies sexuelles, nos vies amoureuses, nos mariages… notre sexualité, c’est l’un de nos plus petits dénominateurs communs à toutes et tous, quand bien même nos pratiques sont différentes. Et le sida peut frapper, a frappé partout. Chez les gays, chez les bis, chez les lesbiennes, chez les couples mariés, chez les adolescents, chez les jeunes amoureux ne se connaissant que depuis quelques semaines. Ses drames peuvent devenir les nôtres.
Et s’il fallait encore comprendre pourquoi et comment le sida est si « bruyant », on trouverait encore une explication dans ses proportions a priori modestes (la peste aurait fait 200 millions de morts, la grippe espagnole 50 millions) : c’est une maladie qui naît et se développe dans les « marges ». Les pédés. Les travailleuses et travailleurs du sexe. Les immigrés. Les femmes étrangères. Les précaires. Des gens dont la sexualité contrevient aux mœurs bourgeoises, qui auraient peut-être mieux fait de rester dans le rang et de baiser uniquement là où on leur disait que c’était convenable de le faire, et qu’on a été tenté de laisser crever avant de se rendre compte que la pandémie s’étendait sans discrimination de qui a couché avec qui avant. Des gens qui ont dû s’organiser en communauté pour gueuler, parce que sinon on leur aurait demandé d’attendre la mort sagement.
C’est par les combats menés par des militants depuis les années 1980 qu’on a obtenu non seulement des avancées, mais aussi l’accès à ces avancées. Sans retirer bien sûr le moindre mérite à la recherche. Mais c’est parce qu’il y a eu, et qu’il continue à y avoir, un lobbying de ouf pour que les gens soient soignés et que la recherche soit financée et progresse, même si ce n’est pas rentable, même si ce n’est que pour soigner des pédés et des petites meufs qu’on slut shame, qu’on peut vivre avec le VIH aujourd’hui. Et peut-être le vaincre demain.
De mon côté, je n’ai pas une histoire très approfondie avec le sida. Bien sûr, né en 1985, j’ai été frappé par les campagnes des années 90. La capote à 1 franc. Les premières trithérapies. Et puis, je suis HSH, aussi. Un homme ayant des rapports sexuels avec d’autres hommes. Alors forcément quand je prends conscience, à l’adolescence, de ce que va être ma sexualité, le VIH occupe mes pensées, entre autres considérations joyeuses. Il était impensable de ne pas utiliser de préservatifs quand ma vie sexuelle a véritablement commencé, tout comme il était impensable pour les gens de ma génération de monter au volant d’une voiture sans attacher sa ceinture. Un réflexe qu’il a fallu acquérir pour les générations du dessus, et dont se sont peu à peu affranchies les générations d’après. Car il y a désormais la Prep et le TasP, et le préservatif a peu à peu perdu son caractère absolument incontournable. Mais le VIH, lui, est toujours là, et la prévention reste au cœur de nos pratiques.
Chacune et chacun à notre échelle, en tout cas, on a une histoire avec le sida, et on peut faire quelque chose contre. Se faire dépister. Choisir et maîtriser ses moyens de prévention. Donner à Aides.org ou au Sidaction. S’informer. Informer ses amis un peu éloignés des outils de prévention actuels. Protéger ses proches. En parler.
Depuis quelques années, après beaucoup de temps « marié » avec le préservatif et mon test VIH tous les six mois, j’ai commencé à me renseigner, et cela a changé ma vie. J’ai pris en main ma protection et je prends la Prep, parce que je veux maîtriser les risques que je prends et pouvoir m’adapter à mes partenaires. Cela a eu un effet libérateur, après plus d’une décennie de sexualité largement marquée par le spectre des années sida que je n’avais pourtant pas vécues. J’ai pu ajuster ma protection, ma prudence et mes pratiques à ce que je souhaite vraiment. Et cela, c’est un luxe que beaucoup de malades n’ont pas eu dans les décennies précédentes, et que certains n’ont pas vécu assez longtemps pour en profiter. Au-delà de la bride qui se relâche un peu sur nos sexualités, il y a bien évidemment la perspective de ne pas mourir du sida, dans un pays où le système de santé permet de se soigner et de ne pas développer la maladie. Combien de personnes brillantes, aimées, a-t-on perdues avant que cela ne soit possible ? Mesurons notre chance. Protégeons-la, aussi. Car il n’est pas acquis que tout restera gratuit et accessible à toutes et tous, comme ça devrait pourtant l’être partout dans le monde où c’est nécessaire.
Et cette année, parce que cela fait des années que je me le promets et que, désormais, je me sens assez à l’aise dans ma vie et dans mes finances pour le faire, j’ai décidé de devenir donateur régulier. Ça a été un cheminement, et je ne pense pas qu’il faille obliger qui que ce soit à le faire. Mais dans une vie quotidienne souvent rendue déprimante par le boulot ou le climat politique délétère dans lequel la France semble se complaire depuis quelques années, donner contre le VIH, ou pour toute cause qui a du sens pour soi, redonne un peu de ce sens à l’argent durement gagné, et à toutes ces heures de nos vies qui ne nous appartiennent pas vraiment puisqu’on est obligé de les louer à un employeur pour vivre.
Donner de l’argent, et qui sait, peut-être un jour, donner du temps. Je n’en suis pas encore là, mon temps libre me semble encore trop rare et trop précieux pour ne pas le consacrer à moi-même, à mes proches et à me ressourcer en vue de tout mon temps pas libre. En attendant, je me sens déjà un peu mieux, aujourd’hui, dans mon histoire avec le VIH. Je la subis moins, j’ai l’impression d’avoir moins peur. De l’avoir prise en main.
Matoo
décembre 1, 2021 at 5:27Ce sentiment de maîtrise et cette absence de peur sont vraiment des facteurs incroyables apportés par la PrEP, et c’est une avancée absolument incroyable dont j’espère qu’elle n’en est qu’à ses balbutiements. Etant de 76 et un gros pédé, j’aurais sans doute pu avoir plus de familiarité avec la maladie ou les malades, mais étonnamment c’est venu contre toute attente par mon père, devenu hétéro séropositif à presque 60 ans. Truc de ouf. 😀
Vinsh
décembre 1, 2021 at 5:45Oui je me souviens que tu en as déjà parlé sur ton blog. Ce qui est bien c’est que ça lui est arrivé suffisamment tard pour que les traitements existants soient efficaces et que le virus soit vite maîtrisé. Et j’imagine que de son côté comme du tien cela a dû être l’occasion d’en apprendre beaucoup plus sur le VIH, d’être capable d’en parler mieux et de discuter honnêtement en famille.
Evidemment je ne veux pas m’avancer sur la manière dont le sujet a été reçu par toi et par tes proches, mais je t’ai toujours trouvé très chill et très philosophe sur les sujets potentiellement dramatiques. A l’image de ton article sur le diabète, qui m’avait beaucoup marqué. 🙂