Juin 2022. Déjà. Comment peut-on déjà être en juin 2022 ? Plus je vieillis, plus ma perception du temps change et, je dois bien le reconnaître, tend vers une vitesse vertigineuse. Pourquoi les cinq années entre mes 15 ans et mes 20 ans m’ont semblé durer une éternité, alors que j’ai l’impression d’avoir eu 30 ans il y a un an (j’en ai 37) ? Je me doute bien qu’il y a des explications psychologiques et scientifiques tout à fait rationnelles à ce phénomène, mais il ne cesse de m’étonner. Peut-être parce que ma vie se déroule dans une époque très documentée et commentée en ligne, avec beaucoup de changements perçus, ce qui nous donne l’impression d’être une génération « spéciale », sacrifiée, éveillée, au seuil d’un nouveau monde… Là aussi, sentiment illusoire j’imagine, car il y a autant de différence entre 2000 et 2022 qu’il y en avait entre 1950 et 1972 ou entre 1900 et 1922, je suppose.
Nous ne sommes pas spéciaux. Nous sommes simplement très égocentrés, conscients de nous-mêmes, à nous contempler dans nos smartphones, à passer notre temps à regarder nos reflets réels et numériques, à pleurer les décalages criants entre nous et le reste du monde. Mes grands-parents aussi avaient certainement des différences notables avec le reste du monde, mais ils avaient moins de temps et moins de ressources pour regarder leur reflet dans le miroir de l’époque.
Je me demande s’ils tombaient, comme moi aujourd’hui, dans une sorte de catatonie pendant les périodes électorales, à fermer leurs écoutilles pour ne pas se laisser submerger par les émotions négatives, les mensonges, les hypocrisies, les manipulations, les petites infamies qu’on nous sert au quotidien pour nous convaincre que oui, c’est comme ça que le monde fonctionne et on n’a pas le choix alors il faut voter pour que tout reste pareil, mais si tout va de moins en moins bien, il faut garder le libéralisme, le racisme, le mépris de classe, les baisses d’impôts, la casse des services publics, la privatisation de tout, la solidarité de rien. C’est ça qui marche, c’est ça que les gens veulent, arrêtez de chercher à faire fonctionner le monde autrement que chacun pour sa gueule et tant pis pour ceux qui sont moins bien nés.
Juin 2022. Comment vingt ans ont pu s’écouler depuis Raffarin premier ministre, Sarkozy omniprésent dans les médias et premier personnage officieux de l’Etat, qu’on nous survendra pendant cinq ans matin midi et soir à banaliser les éléments de langage du FN. Comment a-t-on tout laissé s’installer, comme ça, et s’accélérer en plus ? On s’habitue à tout. Ce qui nous semblait intolérable hier, une fois présenté comme normal, cesse d’être discuté. Même si ça reste un peu « désapprouvé », frappé d’un stigmate social, c’est là, toléré, accepté, et ça devient une option comme une autre. Quand on parle de fenêtre d’Overton, je pense souvent, même si ça n’a rien à voir, aux gens qui avaient vidé des poubelles devant les locaux de M6 lors du lancement de Loft Story en 2001. Ces gens criaient à la télé-poubelle bien sûr, mais certains d’entre eux avaient tenté d’envahir les plateaux de la Plaine Saint-Denis où étaient enfermés les lofteurs pour les « libérer ». C’était un vrai choc culturel, à l’époque, la télé-réalité d’enfermement, et les candidats du jeu de M6 étaient pour certaines personnes vraiment perçus comme des « prisonniers », des cobayes enfermés contre leur gré dans des cages à lapin pour être scrutés 24h sur 24 par un big brother bien intrusif. Cinq mois plus tard, TF1 enfermait des gamins dans sa Star Academy et plus personne ne mouftait. Entretemps la perception de ce qui était tolérable, quand bien même ce serait de la télé poubelle, avait changé : tant que les gens sont volontaires, laissons faire.
Ce raisonnement n’est pas grave en soi. Mais on le transpose à tout, comme si tout pouvait fonctionner comme ça. Comme si les consensus que notre société semblait avoir trouvés, sur la Shoah, sur les juifs et Pétain, sur la responsabilité humaine dans le réchauffement climatique, sur le racisme, sur la nécessité de lutter contre les inégalités… n’étaient plus des consensus mais des options parmi d’autres. Oui, on peut penser que le racisme c’est pas bien, mais on peut aussi respecter les gens qui sont racistes, et laisser aux gens l’option de penser que le racisme c’est bien, parce que sinon, les pauvres, ils se sentent stigmatisés :’(
Le temps passe de plus en plus vite, mais je trouve que cette accélération de la déliquescence morale et intellectuelle de nos médias, de plus en plus prompts à tendre le micro au premier blaireau venu et à servir la soupe aux idéologies les plus connes au motif que « oh ça va, oui l’ultra-libéralisme on sait que ça marche pas mais on va quand même les laisser dérouler leurs éléments de langage comme si c’était des analyses économiques neutres » ou que « oh c’est bon, oui le racisme anti-blancs ça n’existe pas mais si on laissait des illuminés pérorer dessus sans contradicteur pendant vingt minutes à l’antenne, ce serait punchy, non ? », participe largement à cette perception, cette impression de spirale qui accélère vers l’abîme. Évidemment, les médias, aujourd’hui, ce n’est pas tant une corporation ou un système « chaînes d’infos » qu’une intrication d’antennes, d’écrans, de téléphones, de réseaux sociaux, de messageries, de conversations privées, d’habitudes… En fait, le temps passe de plus en plus vite et, plus que mon âge avançant, c’est peut-être le téléphone que je consulte plus de trois heures par jour (merci au passage à Apple pour ce déprimant décompte hebdomadaire) qui contribue le plus à cette accélération.
Je n’en tire pas d’enseignement à la « c’était mieux avant ». Mais le fait est que cette coïncidence (faute de corrélation) entre mes 15 ans où j’étais moins scotché à l’actualité et au « newsfeed », mais où le temps passait lentement, et mes 37 ans où je suis collé à mes applis une grande partie du temps et où je n’arrive pas à croire que les attentats de 2015 ont déjà sept ans me fait me poser la question. Est-ce que le temps passerait moins vite si je lâchais un peu Twitter, Instagram et France Info ? Ou bien est-ce qu’il est trop tard, je suis vieux, et les années vont désormais toutes passer en dix minutes ?
estèf
juin 9, 2022 at 5:14J’avais le même sentiment, jusqu’au jour où j’ai passé une semaine de vacances dans une île étrangère, avec des connexions limitées et des activités tranquilles. Je n’avais pas eu des journées aussi longues depuis des années, depuis mes 15-18 ans. J’avais trouvé cela magique et j’aspire à le retrouver.
Vinsh
juin 10, 2022 at 11:34Je serais tellement angoissé pendant les premières heures, je pense. J’ai pas « peur de manquer des trucs » (FOMO), mais j’ai vraiment mon téléphone vissé dans la main. Plus proche de l’addiction, je pense.
Matoo
juin 9, 2022 at 9:52J’ai l’impression que c’est un peu des deux, le temps passe plus vite quand on est vieux, mais les apps/connectivités à 100% sont un facteur terriblement multiplicateur de cet effet. Et en effet les médias qui au mieux répètent la même chose toute la journée, et au pire font intervenir Mme Michu pour dire des banalités affreuses, n’arrangent pas notre assuétude aux fils de niouzes. 🙁
En revanche, j’ai réussi à enfin me distancier, et ralentir mon propre univers, ce n’est pas du tout parfait, mais je me sens un peu moins victime de FOMO par exemple, et un peu plus en capacité à me désynhcroniser… Un petit peu. 😀
J’ai une admiration sans borne pour les pitis jeunes qui, nés dans ce fatras, arrivent à suivre des études ou à se concentrer plus de 10 minutes sur un truc (je n’y arrive vraiment plus c’est terrible).
Vinsh
juin 10, 2022 at 11:33Je vais essayer une détox sur un week-end (difficile en semaine compte tenu de mon métier)… mais je sais pas quand !!?! :’)