Nous l’appellerons Alex. Alex était ce qu’on pourrait appeler une connaissance de bar. On se croisait à Paris quand j’y vivais, au El Hombre, à la VendrediX, au M’sieurs Dames. Au début, sans trop se calculer, même s’il était déjà remarquable pour un inconnu : très tatoué, très looké, très volubile. Il parlait et riait fort, faisait immanquablement partie des personnes les plus extraverties de la terrasse. C’est le genre de personne dont je me rappelle les fois suivantes où je le croise. Cela met un peu de temps, mais de visages familiers en connaissances en commun, nous finissons par sympathiser, et Alex rejoint les rangs des potes que nous prenons plaisir à croiser autour d’un verre, sans forcément s’être donné rendez-vous, au Quetzal, au Cox ou au Bear’s Den.
Lorsque nous quittons Paris en 2021, nous n’imaginons pas que nous le reverrons très souvent. Et pourtant, à peine un mois après nous, le hasard fait qu’il déménage, lui aussi, à Lyon. Ses circonstances sont différentes : il a quitté son boulot de manière un peu abrupte, ça n’allait plus trop pour lui à Paris, et il venait de rencontrer un mec lyonnais, alors il a plaqué son appart’ et est venu s’installer ici. A l’époque ça semblait logique, intuitif : il avait de la famille à Lyon, connaissait la ville, se lançait dans une histoire et n’avait pas grand-chose qui le retenait à Paris. Alors autant descendre à Lyon et voir ce que ça donne.
De fait, devenant l’un de nos premiers visages familiers ici, il s’est naturellement imposé comme l’une de nos fréquentations à Lyon, et on s’est mis à le voir davantage. On lui a présenté des gens, il nous en a présenté d’autres, et si le mélange des cercles d’amis n’a pas toujours pris, il était simple et sans complications de se fréquenter. Le jeune homme rieur et expansif aperçu à Paris se mue, à Lyon, en une personne plus profonde, plus complexe, que nous prenons plaisir à connaître, qui a toujours une bonne vanne ou une anecdote marrante pour lancer la conversation mais qui sait aussi avoir des conversations plus calmes. On se voit au bar, mais aussi désormais aux anniversaires, aux dîners de groupe, aux pique-niques, parfois le week-end.
Au printemps, sans plans précis pour l’été, nous lançons l’idée d’une location de maison avec piscine en Provence, pas trop loin de la mer mais pas sur la Côte d’Azur non plus (c’est hors de prix), afin de pouvoir nous baigner tous les jours sans être obligés d’aller à la plage, mais d’avoir quand même l’option si on veut y faire un tour en voiture. En deux temps, trois mouvements, l’affaire était pliée et nous étions un groupe de six, trois binômes, à nous projeter dans une semaine d’apéros et de barbecue rigolards au bord de la piscine : Alex et son mec, mon mari et moi, et deux de nos amis, des potes célibataires toujours fourrés ensemble que nous surnommerons Tic et Tac.
Tout semblait aller comme sur des roulettes, et puis, moins d’un mois avant le départ, Alex et son copain se séparent, au bout d’un an de relation. On leur demande si cela va poser problème pour eux de cohabiter pendant ces vacances prévues tous ensemble, d’autant plus qu’ils vont devoir faire chambre commune. Ils nous répondent que non, que ça va aller, qu’ils ne se sont pas séparés fâchés, qu’ils s’estiment beaucoup l’un l’autre. Ils vont même rester en colocation pendant un temps. Sur le coup, nous n’avons pas de raison de ne pas les croire. Mais ensuite Alex a un peu le blues. Il voudrait sortir boire des verres le soir en semaine après le travail. Ça lui pèse un peu que son ex, avec qui il était en relation libre, ramène des mecs à la maison. Il se sent un peu seul à Lyon. Il s’ennuie. Il n’a pas trop le moral.
C’est probablement là qu’on a raté un premier truc, en sous-estimant un peu ces alertes : ça va aller, on part en vacances tous ensemble dans deux semaines, en mettant la tête dans le guidon au boulot et en bingeant des trucs sur Netflix le soir, il va tenir. Et puis il reste très proche de son ex, il habite avec lui, il peut s’épancher auprès de lui de sa baisse de moral, de ses inquiétudes quant à son avenir à Lyon, quant au devenir de leur cohabitation. C’est ce qu’on se dit. On ne se rend pas compte qu’on manque d’empathie à ce moment-là. Que nous, on sait très bien ce qu’on ferait à sa place à ce moment-là, mais que justement, sa place, on n’y est pas, et que lui est comme paralysé par sa déprime post-rupture, il n’arrive pas à prendre de décisions rationnelles.
On temporise, on lui dit qu’on le voit dans une semaine ou deux, que ce week-end on est à Paris et la semaine suivante à Madrid, que mardi soir ça tombe mal on a un dîner avec une copine, mais ne t’en fais pas, on discutera pendant les vacances, ça va aller.
Quelques jours plus tard, il nous apprend par SMS qu’il a ingéré deux grammes de cocaïne et trois plaquettes d’analgésique pendant qu’on était à Paris, que son ex l’a trouvé et a appelé les pompiers, qu’ils lui ont fait un lavage d’estomac, puis qu’il a refusé de rester en observation à l’hôpital et qu’il est rentré chez lui le soir-même. On était choqués mais on ne savait pas trop quoi faire. Je pense que c’est là qu’on a raté un deuxième truc, on aurait dû tout planter et débarquer chez lui le jour-même, passer la soirée à discuter, à lui changer les idées. On lui a juste dit qu’on était là, à côté, tout près, et disponibles s’il avait besoin de parler. Avec le recul, je me dis qu’on n’était tout simplement pas à l’aise avec la situation, qu’on avait peur de faire plus de mal que de bien, d’être intrusifs alors que c’est probablement entre lui et son ex qu’il y avait des choses à régler. Mais tout porte à croire que ce n’était pas la bonne réaction.
On lui a dit « on part à Madrid, on se voit dans une semaine pour le départ tous ensemble, on est là pour discuter sur Whatsapp si besoin ». On n’a pas eu de nouvelles. On a vu sur Instagram qu’il avait passé la semaine à Paris pendant qu’on était à Madrid, il a plein d’amis là-bas, on était rassurés. Mais j’ai passé la semaine à appréhender le départ en Provence avec cette situation qui ressemblait de plus en plus à une bombe à retardement.
Comme c’est nous qui connaissons Alex depuis le plus longtemps, c’est nous qui le prenons, avec son désormais ex, dans notre voiture. Aucun des deux n’a le permis, et ç’aurait été bizarre de les imposer dans la voiture de nos copains Tic et Tac, qui les connaissent depuis moins longtemps. Le samedi du départ, le trajet se passe bien, aucun signe avant-coureur de crise, tout le monde a l’air plutôt content de partir.
Mais à peine arrivés sur place, alors que tout le monde met son maillot de bain et se jette dans la piscine, Alex reste assis au bord, fume des clopes, s’allonge et fait mine de bronzer : bref, on ne l’entend pas. Peu à peu il devient évident qu’il fait la tête, mais arrivé au moment du dîner le malaise est palpable. On propose de sortir boire un verre en ville après le dîner, mais il ne veut pas sortir. Vu la tête qu’il fait et son geste à peine trois semaines avant, on n’est pas à l’aise de le laisser seul. Il nous promet qu’il ne fera pas de bêtises, qu’il n’a simplement pas envie de sortir ce soir.
On sort quand même, pas très détendus. On revient vers minuit, il est toujours là, il fume toujours des cigarettes dans le jardin, en écoutant du rap. On va se coucher, pas vraiment conscients qu’il va vouloir discuter avec son ex jusqu’à sept heures du matin. Le lendemain, l’ambiance s’allège un peu jusqu’à ce qu’il y ait des éclats de voix, des reproches, des portes qui claquent. On se dit qu’au moins ça crève l’abcès, Tic et Tac nous regardent en coin, l’air gêné. On va parler à Alex dans sa chambre, il s’est engueulé avec son ex, il veut se barrer, même pas vingt-quatre heures après être arrivés. On va essayer de le retenir en lui courant après dans la rue, en maillot de bain et sans chaussures, alors qu’il s’est barré avec la valise qu’il partage avec son ex. Une drôle d’idée de leur part. Mais ça fait moins d’un jour qu’on est là, on ne veut pas le laisser partir comme ça. Il veut faire venir son grand-père pour le récupérer, trois heures de route, on ne veut pas faire déplacer ce monsieur qu’on ne connaît pas comme ça, pour un coup de colère. On tente de le raisonner. Il a manifestement beaucoup de reproches à faire à son ex. On n’est pas dans l’intimité de leurs discussions, mais ils ont encore des choses à se dire, et peut-être qu’après, ils arriveront à passer la semaine ici quand même. Et puis il a toutes les affaires de son ex dans sa valise. On lui promet de trouver une solution pour qu’ils dorment dans des chambres séparées.
L’ex n’en peut plus, il est épuisé, il fait garde-chiourme depuis trois semaines en flippant à chaque instant du prochain éclat de voix. On essaie de finir l’après-midi de manière un peu plus légère. Assez vainement, je dois l’avouer. Le soir, au barbecue, Alex mange à peine. Il n’a rien ingurgité depuis plus de vingt-quatre heures à part de la bière. Je pose une question à la tablée, « tiens, je ne sais même pas quel bac vous avez eu, vous ? ». L’ex répond. Son développement sur ses années lycée doit durer une minute trente. Alex sort de table en silence. Cinq minutes plus tard il pleure, très bruyamment, dans sa chambre. On l’entend tous. Le malaise est total. Qui y va ? se demande-t-on silencieusement. Personne n’a vraiment la foi d’y aller.
Alors j’y vais. Il cesse de pleurer quand j’arrive. Il me parle. Depuis notre arrivée, je me disais naïvement qu’il avait besoin d’espace, qu’il avait des comptes à régler et des choses à dire à son ex, qu’il ne nous appartenait pas d’être intrusif dans leurs conversations. On voit son émotion, crue, irrationnelle, qui s’exprime : l’impression, probablement fausse mais cruelle, un an après, d’avoir plaqué sa vie sociale à Paris pour suivre un mec, et se retrouver un an après dans une ville trop petite, sans mec, sans ses potes de toujours, ceux qui savent que quand il va mal il faut boire avec lui et se forcer à faire la fête et lui dire qu’il est formidable, et pas le laisser faire des siestes dans sa chambre. La vérité, c’est qu’il a au moins autant de choses à nous reprocher à nous qu’à son ex. On n’a pas été assez présents depuis la rupture, pas assez à l’écoute, on ne lui a pas tendu assez de perches pour lui occuper l’esprit. J’en conviens.
A ce moment-là, on ne le sait pas encore mais on devrait s’en douter, les vacances sont foutues. On aurait probablement dû le laisser partir, remonter à Lyon ou plus sagement à Paris, avec ses potes proches qui le connaissent depuis des années et qui savent le gérer, ivre ou non, défoncé ou non, déprimé ou non. Nous on tâtonne maladroitement avec lui, et on est probablement trop prudents, trop égoïstes aussi : on n’a pas envie de sacrifier les vacances de son ex en lui disant de partir, c’est une décision qui leur appartient. Et puis le mec n’est ni méchant ni hostile, rien.
Mon mari nous a rejoint dans la chambre. Il nous parle, il nous explique tout ce qu’on a mal fait, ce qu’on n’a pas fait, et la conversation se transforme en mode d’emploi pour le gérer en période de dépression. On n’a pas su lui tendre la main. On aurait dû comprendre que ce n’est pas normal qu’il boude dans son coin, ou qu’il dorme trop. Respecter son silence et son envie d’être au calme dans sa chambre, pour lui, ça a été perçu comme de l’indifférence. On promet de faire des efforts. Il nous explique qu’il a besoin de stimulus social, de sorties, de conversations, d’être au cœur du truc. Il nous dit qu’il faut avoir le réflexe de le solliciter tout le temps. De dire son nom dans les conversations. De lui dire merci quand il ramasse ou nettoie un truc. De s’adresser à lui en premier quand on pose une question à la cantonnade, parce que sinon c’est son ex qui répond en premier et il a l’impression que tout le monde se fout de sa réponse, à lui.
On est un peu gênés par ces demandes, mais avec mon mari on décide de jouer le jeu. On fait de notre mieux, les jours suivants. Tic et Tac, eux, sont méga-soûlés et s’évadent dès que possible en excursion, en randonnée ou en visite touristique. Eux aussi sont en vacances, ils n’ont pas envie que toute leur énergie et toute leur attention soient dirigées vers une seule personne. Nous sommes six dans cette maison, nous sommes six à être en vacances et à avoir besoin de nous reposer, chacun est le bienvenu pour s’amuser, participer aux jeux de piscine et aux conversations à table, pas de raison, pour eux, de tout faire tourner autour d’Alex.
La semaine se poursuit bon an mal an. Nous marchons sur des œufs entre deux moments de malaise, parfois l’ambiance s’améliore pendant une heure ou deux, avant qu’une partie de jeu perdue ou un coup de flemme pendant une promenade vienne remettre un peu d’huile sur le feu. Nous tenons le coup et tentons de jouer les GO du Club Med dès que nous sommes au complet, mais force est de constater que la mayonnaise ne prend pas et que tout le monde s’épuise, la fin de semaine culminant chez certains d’entre nous en de franches discussions de ras-le-bol. Et, au moment du départ, tout le monde est globalement soulagé de partir, et mécontent de ses vacances. Tic et Tac pour l’ambiance délétère subie pendant une semaine, Alex pour nos efforts finalement insuffisants, son ex sur qui nous avons continué à nous appuyer pour le gérer en seul à seul en-dehors des moments de vie à six, et mon mari et moi parce qu’on n’en pouvait plus de porter sur nos seules épaules les états d’âme et les déplacements de nos deux potes déprimés sans permis ni voiture.
La conversation Whatsapp s’est terminée le lendemain de notre retour, avec le lien vers le Tricount et les RIB des uns et des autres. Alex et son ex doivent de l’argent à tout le monde, ils n’ont payé aucun resto, aucune course, aucune sortie de la semaine, de toute façon ils avaient la tête ailleurs la plupart du temps, et personne n’a le courage ni l’envie, pour le moment, de les recontacter pour de désagréables relances.
Je suis rentré de vacances très triste, et pas très ressourcé. Triste de ce climat de dispute larvée, pas pleinement exprimée, de ces reproches compris mais pas digérés. Triste de cette impression d’amitié qui s’est effritée en quelques jours et dont on ne sait pas ce qu’on doit faire dans les prochaines semaines. Je ne sais pas si c’est la fin d’une histoire d’amitié ou pas. Je crois qu’à la fin je n’en voudrai à personne. Pas à Alex qui a géré sa déprime (ou bien est-ce une dépression) comme il le pouvait, avec son caractère et ses besoins narcissiques d’être rassuré, valorisé, validé par son entourage dans ses moments de doute, ni aux autres qui ont bien fait ce qu’ils pouvaient, dans un contexte de vacances qui aurait dû, en principe, être simple et détendu, à manger des barbecues et faire des jeux de ballon dans l’eau. Ils ont fui, dès qu’ils le pouvaient, en randonnée ou ailleurs, là où Alex ne serait pas, pour pouvoir souffler un peu et penser à autre chose qu’à cette ambiance de merde qui prenait toute la place, aspirait tout l’oxygène de la pièce. Je crois que je n’en voudrai qu’à moi, de n’avoir pas su réagir comme il le fallait, quand il le fallait, et d’avoir toujours réagi à contretemps, trop tard, quand l’insatisfaction s’était déjà manifestée et que la crise était déjà là. De n’avoir pas, dans le fond, été l’ami dont il avait besoin.
Marco
août 27, 2022 at 11:48La gestion de l’humain est tout simplement très compliquée. Surtout quand il s’agit de gens que l’on connaît de façon générique et dont la nature la plus profonde se révèle être moins simple de ce qu’il nous ont laissé entrevoir. Honnêtement, je pense que vous avez fait le maximum pour être de soutien à votre ami. Après, pour des raisons totalement indépendantes de votre bonne volonté, les gens peuvent s’avérer plus ou moins réceptives à votre bienveillance; c’est bien de se remettre en cause, bien entendu, mais au net de tout, la vérité c’est devant des drama queens profondément narcissiques et nageant dans de l’égocentrisme le plus flamboyant, il faut baisser les bras. Certains gens, que dans des contextes sociaux très ponctuels sont très agréables, dans le quotidien se révèlent souvent comme Alex et son ex (qui à mon avis sont faits de la même pâte, mais qui s’expriment de façon différente). Je définis ça des « amitiés cocktail », c’est à dire des connaissances très agréables, mais à court durée et dans des cadres bien précis. L’amitié c’est autre chose.
J’empathise totalement avec ton histoire, à chaque phrase j’étais de plus en plus plongé dans le récit et immergé dans la situation. Bravo, t’as vraiment un don.
Vinsh
août 29, 2022 at 1:34Merci 🙂 on digère encore le truc, on verra bien dans les prochaines semaines !
William Rejault
août 27, 2022 at 3:43Oh pitié, il a besoin d’un psy et d’une sérieuse remise en question pas d’un ami.
Je propos un titre alternatif à ce billet : « Mes vacances dans le triangle de Karpman »
Ce genre de mec, c’est possible à 20 ans, plus à 40 ans, je comprends mieux pourquoi tout le monde le largue. Attention whore. Please, bitch, get a shrink.
Oui, je sais, je n’ai pas de coeur.
Vinsh
août 29, 2022 at 1:35Apparemment il y a bien une psy quelque part dans l’équation, d’après ce que j’ai compris. Mais le coup de téléphone passé pendant le séjour n’a pas eu l’air de trop changer les choses.
Matoo
août 29, 2022 at 11:44Désolé pour vous deux, pas cool d’avoir été pris comme cela entre le marteau et l’enclume, et à savoir assumer aussi une certaine culpabilité envers vos autres potes. Mais je suis aussi un peu plus dur envers les deux gars, ce n’est vraiment pas mature du tout, et c’est vraiment saoulant ce genre de comportements. (Après j’ai les mêmes dans mon cercle, et je les aime tout de même, et je pars aussi en vacances avec. ^^)
Vinsh
août 29, 2022 at 1:36On va s’en remettre, va ! 🙂
Par contre pour le moment, concernant les vacances dans cette configuration et avec ces six personnes ensemble, on reste arrêtés sur un bon gros « plus jamais » ^^