L’intrus

 

 

Quand on est l’ainé d’une fratrie, l’un des signes du temps qui passe qui pincent le plus fort, c’est de voir ses petits frères et sœurs devenir adultes puis atteindre des âges vénérables, alors qu’évidemment on les perçoit encore comme des bébés ou, à la rigueur, comme des gamins en âge d’entrer en sixième. Ou alors c’est juste moi, je ne sais pas.

 

Aujourd’hui mon frère a trente-cinq ans, et forcément ça veut dire que j’en ai un peu plus, que cet âge-là est définitivement révolu, derrière moi. Ça me fera la même chose quand il en aura quarante et moi quarante-trois, lui cinquante et moi cinquante-trois. Quand tu es l’aîné, tu es toujours un peu devant sur la route. En tout cas en principe.

 

Pourquoi dans une fratrie on n’arrive jamais à complètement dépasser ce besoin de se comparer ? On sait pourtant, rationnellement, que rien ne nous oblige à être les mêmes, à aspirer aux mêmes choses, à réussir les mêmes choses, et pourtant il y a cette faille originelle, ce patrimoine génétique commun, cette éducation par les mêmes personnes, qui fait qu’on a cette idée absurde que forcément, nos vies démarrent avec les mêmes atouts et qu’il n’y a pas de raisons qu’elles diffèrent l’une de l’autre. Alors forcément, tout le temps, on doit comparer. Lequel se tient le mieux à l’école. Lequel a plus de copains. Lequel a les meilleures notes. Lequel est le plus débrouillard. Lequel est plus calme. Lequel pose plus de soucis aux parents.

 

Avec trois ans d’écart, je n’ai pas vraiment de souvenirs d’avant. Pas vraiment de souvenirs sans mon frère. Pas de souvenirs non plus de l’avoir réclamé, d’avoir souhaité un petit frère ou une petite sœur. Mes parents sont incapables de me dire si j’étais impatient de son arrivée. A peine ai-je été un peu curieux de voir le ventre de ma mère s’arrondir. Mais déjà, comme beaucoup de choses extérieures, cela ne devait pas trop m’intéresser tant que ça ne m’atteignait pas dans ma vie quotidienne. Même de son arrivée, je ne me souviens pas. C’est comme s’il avait toujours été là. Je me souviens simplement, comme beaucoup d’ainés j’imagine, d’avoir un peu régressé pour tenter d’arracher à mes parents l’attention qui m’était jusque-là exclusive. Non pas que ce soit un souvenir précis de mes trois ans, mais quand tu te souviens qu’à cinq ans tu exigeais d’avoir toi aussi un biberon, ça veut bien dire que tu t’es aligné sur le nouveau venu plutôt que tourné vers tes privilèges d’ainé.

 

Un des grands regrets de ma mère (et elle en a des tas), dit-elle, c’est d’avoir été fille unique, d’avoir eu deux enfants pour qu’ils s’entendent et soient camarades de jeux en grandissant… et de s’être retrouvée avec deux grands dadais lymphatiques qui ne se parlent pratiquement pas. La petite enfance a plutôt été, jusqu’à l’adolescence, une espèce de guerre d’usure entre lui et moi. L’ainé qui cherche à se valoriser face à cet intrus qui a débarqué sans prévenir, et qui fayote avec les parents. Le cadet qui sait pertinemment qu’en un hurlement bien placé il peut envoyer le grand dans sa chambre, puni jusqu’au dîner. Nous avons tous les deux grandi avec la sensation que l’autre était le préféré, et en cherchions la preuve dans la plupart des situations. L’ainé qui espère que ses facilités à l’école lui assureront un statut de préféré. Le cadet qui sait tellement mieux faire sourire et jouer les adultes. Chacun dans sa voie, à ne pas comprendre qu’il ne sert à rien de comparer puisque nos personnalités comme nos aptitudes n’ont rien à voir. A ne pas comprendre que ce n’est pas grave. Obsessionnels dans une compétition inconsciente déclenchée on ne sait comment, peut-être par la seule existence de l’autre.

 

Ce n’est que des années plus tard, après avoir quitté la maison et vécu d’autres choses l’un sans l’autre, et surtout loin l’un de l’autre, que nous sommes parvenus, sans jamais le dire, à une sorte d’armistice. Rien d’extraordinaire. Nous ne sommes toujours pas démonstratifs ni chaleureux l’un envers l’autre. Mais nous avons fait la paix. Nous sommes frères. Enfin, j’ai presque envie de dire. Nous savons que nous pouvons trouver l’un en l’autre une forme de soutien, de solidarité un peu lointaine mais solide. En cela, nos parents nous aident bien, puisqu’en bons sales gosses que nous sommes, c’est bien souvent pour faire front face à une saillie crétine ou raciste que mon frère et moi sommes capables de nous mettre d’accord en une seconde.

 

Nos vies sont aujourd’hui très différentes, et bien sûr les membres de notre famille sont encore tentés de nous comparer, mais pour moi il restera toujours ce minuscule petit garçon qui avait ce sourire permanent (qu’il a, comme moi, largement perdu), qui semblait si naturellement à l’aise de vivre, et que mes parents avaient l’air de préférer simplement parce qu’il était plus marrant, moins sombre, plus câlin et tactile. Et même si j’ai bien enregistré les changements chez le mec vénère et désabusé qu’il est devenu, il y a encore beaucoup en lui de ce petit intrus rigolard qui venait dans ma chambre joyeusement tenter de jouer avec moi, et que j’envoyais bouler quand, inévitablement, il pétait mes jouets.

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