La zone grise

 

2017. J’ai 32 ans. Je vis une relation amoureuse dont je suis très heureux. Les circonstances font que nous vivons à distance pendant quelques mois. Nous décidons alors de passer sur un schéma de relation libre. Dans mes relations précédentes, j’avais peu exploré ce mode de fonctionnement, parce que je n’en ressentais pas spécialement le besoin. Mais j’étais depuis longtemps prêt, intellectuellement, à l’idée de la non-exclusivité sexuelle, dans la mesure où elle survenait de manière éthique, transparente, dans le bon contexte et avec la bonne personne. Je ne me sens pas menacé par ce mode de fonctionnement, je n’ai pas un tempérament particulièrement jaloux. Les rares fois de ma vie où j’ai été jaloux, ce n’était pas forcément dans le cadre de relations amoureuses, et cela traduisait plutôt un manque de confiance en moi et en la solidité de la relation avec la personne concernée. Mais à ce moment-là de ma vie et dans cette relation-là, sans tenir les choses pour acquises (elles ne le sont jamais), je ne me sens pas en danger. J’ai confiance.

 

Dans ce contexte nouveau pour moi, et puisque j’ai du temps libre (je rappelle que ma relation se déroule alors à distance), je profite de mes soirées et week-ends seul pour papillonner, explorer des choses. Avec un côté un peu oie blanche parfois, car en vrai, jusqu’alors j’avais toujours été plutôt sage. Je manque parfois d’assurance, d’aplomb face à des situations inédites ou des attentes de mes partenaires sexuels. Mais je suis d’un naturel placide et je me laisse porter par l’instant. Tant que mon intégrité physique n’est pas en jeu et que les partenaires sont consentants, je suis souvent prêt à essayer des trucs, s’ils correspondent au délire du mec, si ça le fait décoller, bref si ça lui plaît et qu’à la fin tout le monde est content. C’est comme ça que je me retrouve, paradoxalement, moi l’oie blanche de mon groupe de potes, à tester des trucs plus ou moins étranges ou hards, dans la mesure où je ne risque rien et ne fais prendre aucun risque à mes partenaires, et paradoxalement à avoir un CV sexuel plus bizarre que certains de mes amis beaucoup plus « sexuels » que moi. Pas de drogues ni de trucs dangereux, donc, mais souvent des situations où je me laisse un peu porter par la « vibe » du moment, ne voulant pas casser l’ambiance. Évidemment, ce n’est pas du tout la majorité des plans. La plupart sont des trucs classiques : on se parle sur une appli, on se donne rendez-vous chez l’un ou chez l’autre, on se voit, on baise, on discute éventuellement un peu avant de se rhabiller, et chacun rentre chez soi et reprend sa vie. Mais parfois, la situation est inhabituelle et j’essaye de garder l’esprit ouvert, même quand ce n’est pas forcément mon délire, si ça peut faire plaisir à la personne en face de moi. Et qui sait, au détour d’une pratique que je trouverais chelou de prime abord, peut-être ne suis-je pas à l’abri de découvrir l’un de ces fameux kinks dont j’entends parler et qui me donnent l’impression d’être le mec le plus basique du monde, pense-je.

 

Cinq ans plus tard, force est de constater que je suis resté très basique dans mes pratiques courantes. Mais je ne regrette rien de ces années qui m’ont permis de découvrir de nouvelles personnes, d’être plus ouvert d’esprit et de gagner en confiance en moi. Je sais malheureusement que tout le monde ne peut pas en dire autant, et mon expérience plutôt « heureuse » de la hookup culture et des apps de dating gays tient probablement, très égoïstement, au fait que je suis déjà en couple : je n’ai pas grand-chose à offrir en termes de perspectives d’avenir avec les gars avec qui j’y discute, ils le savent, je le sais, et les Grindr, Scruff et autres Growlr ne m’ont jamais apporté que ce que j’y cherchais. Pas de frustration de ne pas y rencontrer de mecs bien avec qui envisager une relation sérieuse, pas de sensation de rejet ou d’humiliation dans la mesure où une conversation peut s’arrêter très vite et très poliment si ça ne « matche » pas. Et pas de rancune si je ne suis pas ce que les mecs cherchent, je sais que je n’ai pas de conte de fée à leur offrir, donc ça ne me vexe pas de ne pas correspondre à leurs attentes. C’est en tout cas l’approche que j’essaye d’en avoir, et même si on tombe parfois sur des gars qui ne sont pas très compatibles avec ce mode d’utilisation tranquillement « consumériste » des apps, en général ça se passe bien.

 

Ce jour d’été 2017, un samedi, je suis seul, je traîne sur les apps, sans but précis, comme souvent. Un gars me parle, il est plutôt mon type (c’est marrant, d’ailleurs, comme ces années de hookup culture m’ont aidé à être plus ouvert d’esprit sur ce point-là, car j’ai quand même couché avec pas mal de mecs qui n’étaient a priori pas « mon type », parce que même si tous ceux qui me connaissent savent que j’ai un « type » de mec – les trapus à l’air gentil, souvent barbus mais pas toujours, souvent chauves ou avec les cheveux très courts, un vieux relent de fantasme militaire, je suppose – d’autres mecs peuvent me plaire selon le simple feeling que j’ai avec eux, sans cocher aucune de ces « cases »). Il ne parle pas français, alors on parle anglais. Il est assez loin, pour Paris, où les apps proposent souvent des profils à moins de 300 mètres : Aubervilliers. Je sais à peine y aller. On discute un peu, et je finis par me dire que pourquoi pas. J’ai le temps, je peux tenter une escapade un peu plus longue pour une fois.

 

On a échangé des photos, discuté de ce qu’on aimait, de ce qu’on voulait faire. Pour le dire crûment : il est passif, je suis actif, on sait donc tous les deux ce qui va se passer. Lorsque j’arrive sur place, on fait notre truc. Le mec est assez massif, il me dépasse presque d’une tête et il est volumineux. Bras, cuisses, ventre. Aucun souci en ce qui me concerne. Il est au-dessus de moi, je suis sur le dos. Il me chevauche. On baise, mais ça se passe moyen. Je ne jouis pas. Pas le temps. A un moment, il semble changer d’avis. Il me « retire » de son cul, m’enlève le préservatif. Puis il se met à côté de moi et commence à me pousser de l’épaule pour me retourner. Moi, je ne dis rien, je me dis qu’il veut peut-être juste faire la grande cuillère, ou se frotter contre mon dos. Pourquoi pas. Il se place sur moi. Il est assez lourd, mais ça va. Puis je le vois tendre la main vers le bord du lit et attraper un autre préservatif. Je l’entends l’ouvrir, le mettre. Je lui dis, en anglais, que ce n’est pas ce qu’on a convenu, que je ne me suis pas préparé pour ça. Il se remet sur moi, il a toujours le préservatif sur le sexe. Il continue à se frotter contre mon dos, à frotter son pénis contre mes fesses. Ses coups de reins deviennent précis, insistants. Je lui dis tranquillement mais fermement non. Je n’en ai pas envie, je ne me sens pas préparé pour ça. Ses coups de reins insistent encore, je commence à faire mine de me dégager d’en-dessous lui.

 

Mais il est lourd et fort. J’imagine que dans sa tête il a dû se dire que c’était moi qui la jouais mijaurée et lui qui la jouait dom top. Alors que je commence à me dégager en redisant non, il me saisit les poignets et me maintient à plat ventre sur le lit. Je me fige un peu, sidéré par la situation. A ce moment-là je me mets en pilote automatique, comme quand je me laisse porter par la situation dans un plan cul chelou. Ça se bouscule dans ma tête, ce que je peux faire, ce que je dois faire. J’ai déjà dit non trois fois. D’abord sous un prétexte technique « je ne me suis pas préparé », puis plus clairement « non », deux fois. Si je me mets à crier ou à faire mine de me barrer, je ne sais pas comment la situation va évoluer. Il est clairement plus fort que moi et je suis déjà entravé, mes deux poignets plaqués sur le lit, il appuie fort. Si je me mets à crier je ne suis pas sûr qu’il va me lâcher, il est encore en train de chercher à me pénétrer alors qu’il sent parfaitement que je suis fermé, que je ne me laisse pas faire, que je n’ai pas envie.

 

Je ne sais pas pourquoi je fais ce qui vient ensuite. Certainement pour avoir l’impression de reprendre un peu le contrôle de la situation. Probablement parce que je n’ai pas envie que ça dégénère en viol manifeste avec cris et coups sur la gueule, si jamais je décide de me mettre à crier. Alors, pendant qu’il me tient encore les deux poignets fermement plaqués de chaque côté du matelas et qu’il m’écrase, je décide de lâcher prise, et de le laisser faire. Pas parce que j’ai envie, mais parce que je veux en finir. Parce que je me sens coincé et que je ne veux pas vérifier ce qu’il va se passer si je me mets à résister davantage et à crier. Je souffle, je me concentre pour m’ouvrir un peu, le laisser me pénétrer. Il me fait un peu mal, mais pas trop. Il jouit en quelques minutes, me lâche les poignets et roule sur le côté lorsqu’il a fini.

 

Je me relève sans trop me hâter, je ne veux pas donner l’impression de me barrer en courant. Je me rhabille, je récupère mon sac, et alors que je remets mes chaussures, je me surprends à dire au revoir. Je pars en claquant la porte derrière moi, pas trop fort.

 

Revenu dehors, je cherche mon arrêt de bus, et je rentre chez moi. Je ne pleure pas, je ne tremble pas. Je suis un peu absent, comme embarrassé ou humilié, comme si un plan cul venait de mal se passer et que le mec m’avait viré de chez lui en me disant que j’étais plus moche en vrai qu’en photo : pas très content de l’expérience, mais ça va, je vais m’en remettre, là je veux simplement rentrer chez moi. Je n’y repense plus vraiment ensuite. Je me dis simplement que c’était un mauvais plan. Un plan où on s’est mal mis d’accord, mal compris, où on n’était pas sexuellement aussi compatibles qu’on l’espérait. Je rejette totalement l’idée d’agression, de victime. Ce n’est pas moi, je n’ai aucune envie de me définir comme ça. C’était déjà ça, dans ma réaction sur le coup. Je me suis laissé porter par la situation. Je ne suis pas moteur du truc, mais je n’en suis pas victime non plus. Je décide de laisser faire. Je décide de ne pas crier. Je décide de ne pas partir en faisant un esclandre. Je mets en scène la réaction de quelqu’un qui a peut-être subi l’événement mais n’en a pas été victime, qui s’est adapté pour ne pas rester sidéré par son impuissance. Je crains que ça dégénère si je réagis autrement. Que mon intégrité physique soit bien plus visiblement atteinte. Alors je m’adapte et je laisse passer la tempête, acceptant ce qui me semble de toute façon ne plus vraiment relever d’un choix.

 

Dans les heures et les jours suivants, rien. Je ne revis pas la scène. Je ne fais pas d’insomnie. Je reprends ma vie. Je refais des plans. Je n’ai pas la boule au ventre en rencontrant de nouveaux inconnus. Je n’en parle pas. Pas à mon mec, pas à mes amis. A personne. Pas par honte, mais parce que je ne vois pas l’intérêt de mettre des mots sur cette histoire. Je la limite à un mauvais plan. Je me dis, « ouais, ça craint un peu », comme on le dirait d’un plan qui se pointe complètement perché à la MDMA chez toi alors qu’il avait l’air sobre sur l’appli : c’est un peu le mauvais plan, mais une fois que tu t’en seras débarrassé et que tu auras réussi à le foutre dehors de chez toi, ce sera fini, ça ira. Si ça doit devenir plus, alors quoi ? Il y aurait une suite judiciaire, qui n’aboutirait certainement pas. Il y aurait enquête, recherche de circonstances atténuantes, slut shaming, des mois de procédure pour probablement aucun résultat. Alors cela restera un incident isolé. Sans garantie que cela n’arrive plus jamais, bien sûr, mais qu’y peut-on, au juste ? Une partie de moi se dit que « c’est le jeu ». Une leçon aussi, même si ça paraîtra horrible à lire à des personnes qui l’ont vécu bien plus mal.

 

Désormais je fais attention, sur les applis, sans pour autant tout minuter d’avance, à bien cadrer ce qui va se passer, à dire ce que je veux et ce que je ne veux pas faire, dans la limite de la place laissée à l’imagination et, pourquoi pas, à l’improvisation. Parfois, pendant un plan, il se passe un truc imprévu, mais je n’ai plus jamais été dans une situation où je me sentais physiquement contraint, entravé, incapable de donner un consentement ou d’imposer mon non-consentement. Alors j’ai toujours pu réagir comme je le souhaitais et ne « céder » qu’à ce que je voulais bien concéder.

 

J’étais déjà comme ça avant, mais je le suis devenu encore plus par la suite : quand mon partenaire a mal, fait une grimace qui donne l’impression que ça va pas trop, quand il me dit que ça lui fait un peu mal, j’ai toujours la même réaction. J’arrête tout de suite. Et je le verbalise. « Ça va ? Si t’as mal on arrête tout de suite, on n’est pas obligés de continuer. » Le consentement est hyper important pour moi, dans mes plans, quel que soit le contexte. Je ne suis pas du tout dom top dans l’esprit, même si je peux m’adapter aux délires et aux kiffs des uns et des autres. Ça ne m’excite pas de voir un mec soumis, humilié, qui a mal en s’en prenant plein le cul. Je dissocie totalement ce qui peut m’exciter dans le porno (où, par exemple, les scénarios – quand il y en a – commencent souvent par un partenaire qui en entreprend un autre dans une situation inappropriée – cadre de travail, lien de subordination, lien a priori non sexuel entre les deux « protagonistes » – et par un second partenaire qui « résiste » à cette perspective sexuelle avant de « céder » à l’excitation) de ce que je fais dans la vraie vie. Quand je couche avec quelqu’un, il est d’accord, et il peut refuser toute pratique et arrêter à tout moment s’il ne se sent pas bien. Ça m’est arrivé quelques fois et j’ai trouvé ça normal de m’arrêter aussitôt. J’ai peut-être la chance d’avoir un ego pas trop blessé de ce côté-là, mais si ça ne le « fait » pas, si je ne plais pas, si je suis un « mauvais coup » pour un mec, j’arrive à accepter que ce n’est pas tant une vérité absolue qu’une question de compatibilité sexuelle. Ou même de mauvais timing.

 

Cette même année, en 2017, était sorti un film avec Kev Adams, qui s’intitulait Gangsterdam. Je ne l’ai pas vu. Le long métrage avait fait polémique en raison d’une phrase prononcée par un des personnages, apparemment très « politiquement incorrect » borderline sociopathe : il parlait d’un « viol cool », par opposition au « viol triste où ça chiale, ça crie, ça porte plainte ». Je n’en avais entendu parler qu’après, mais l’expression, aussi atroce qu’elle soit, avec sa définition de mec qui se dédouane un peu de son agression par l’absence de réaction de sa victime, m’avait frappé. Il existe ce que ce personnage du film appelle des viols « cools », qui n’ont rien de cool, mais qui restent cools pour l’agresseur, parce qu’ils sont dans cette espèce de zone grise où la victime n’a pas vraiment crié, ne s’est pas vraiment débattue, que ça ne s’est pas transformé en scène de film d’horreur. Ils ont le confort intellectuel et moral de se dire qu’ils n’ont peut-être pas vraiment agressé cette personne, finalement. Cela ne ressemblait pas à la scène de viol d’Irréversible, donc c’est que ça devait aller. C’est le viol qui permet à l’agresseur de négocier avec sa culpabilité, de ne pas vraiment la ressentir parce que ce n’était pas assez « manifeste ». C’est cette zone grise où la victime a été privée de donner son consentement parce que, à un moment, elle s’est sentie contrainte, entravée, obligée de faire comme si de rien n’était, pour ne pas en rajouter. Peut-être parce qu’elle avait un peu honte de s’être mise dans cette situation, qu’elle cherchait à s’attribuer une partie de la responsabilité de ce qui lui arrivait, comme pour avoir l’impression d’avoir un peu de contrôle sur ce qui s’est passé. Peut-être parce qu’elle a senti que ça allait devenir plus violent si elle protestait et résistait un cran de plus, et maintenant que la contrainte était manifeste, ne voulait pas que ça devienne une scène de film d’horreur avec peut-être cassage de gueule à la clé. Peut-être parce qu’elle a préféré minimiser une situation qui dégénérait et n’en faire qu’un simple incident avec un blaireau pas à l’écoute de son partenaire. Un truc naze mais pas destructeur. Un truc avec lequel on arrive à vivre après.

 

Un jour, en soirée, alors que des copains se racontaient des souvenirs de plans foireux, en mode « son mec nous a surpris » ou « il m’a demandé de le goder avec le pied de sa chaise », j’ai raconté cette histoire. Elle n’a fait rire personne. Quelqu’un m’a parlé de viol, d’agression. Je n’étais pas d’accord. Je ne suis toujours pas sûr de l’être, aujourd’hui. La zone grise, ma réaction, l’envie de ne pas être regardé comme ça. J’ai balayé le truc d’un revers de main. C’était juste un plan foireux. Je ne sais pas ce que ça dit de moi. Mais quelque chose me dit que je ne suis pas seul.

Une réflexion au sujet de « La zone grise »

  1. […] a repris le blog récemment, et il a bien repris du poil de la bête ! Il a publié « la zone grise » qui revient sur un épisode singulier de sa vie, et une expérience que beaucoup traduirait directement par le mot « viol » (et moi aussi), […]

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