La grande histoire

 

L’instruction que j’ai reçu m’a mis dans une sorte de cocon idéologique. En coton, le cocon. Le confort intellectuel de se croire à la fin de l’Histoire, du côté des vainqueurs et sans rien pour menacer les acquis de mes aînés. La France, quel pays formidable, apprend-on du primaire à la terminale, ou à peu près. Jamais, alors, je n’aurais pensé que la nuit venait. Que, peut-être, ma génération connaîtrait, à 35, 40 ou 60 ans, un monde à nouveau en cendres. Les manuels d’Histoire que nous compulsions au collège et au lycée nous donnaient une impression rassurante, à nous qui n’avons été scolarisés qu’après la chute du Mur de Berlin : celle que le vingtième siècle était, pour ainsi dire, derrière nous. Finis les guerres mondiales, les attentats perpétrés par des groupuscules, la colonisation, la Guerre Froide, les assassinats politiques… Tout cela semblait mis à distance. La France était parfaite. Sur certains points, elle ne l’était que depuis une trentaine d’années, hein, mais on mettait ça sur le compte d’une « autre époque », comme souvent. Comme toujours, en fait. A écouter mes profs d’histoire-géo et d’éducation civique, les années 90 nous avaient vus parvenir (du moins en France) à la paix, au consensus social. Comme si toute la société s’était mise d’accord pour dire que le racisme, la xénophobie, la haine, l’homophobie, c’était pas bien. Ce n’étaient pas des opinions parmi d’autres, non, c’était vraiment plus possible en France, se disait-on. Quel pays formidable. Quel continent merveilleux. Quel paradis sur terre, l’Occident. Heureusement que je venais de la classe moyenne aisée qui n’avait pas trop besoin de se poser de questions sur la satisfaction de ses besoins matériels, j’imagine. On avait une sensation de douce torpeur, de stabilité durable au sein des institutions européennes si patiemment construites depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et de la Vème République tellement stable depuis 1958. Il ne pouvait plus rien nous arriver d’affreux maintenant.

 

Les années suivantes se sont chargées, peu à peu, événement sinistre après événement sinistre, de nous rappeler que nous vivions encore dans les semelles de la grande Histoire, et que le monde était resté aussi dangereux qu’avant. Mais on pouvait se dire que c’était des extrémistes, des groupuscules, des gens isolés, des perdants de la mondialisation, des nostalgiques nécessairement vieux et dépassés des années noires, dont l’influence mortifère ne ferait que décroître à mesure que le temps nous éloignerait des années dont ils se languissaient.

 

Nous nous trompions. C’est la proximité avec le passé des années du nazisme qui le rendait si immonde et inenvisageable pour nos grands-parents, qui permettait une forme de consensus social autour du rejet de ces idées-là. Maintenant qu’il est loin, que les derniers témoins vivants disparaissent, que les quelques nostalgiques de Vichy ont le champ libre pour diffuser l’idée que les fascismes ont des vertus, nous retournons vers la nuit. Ce début de guerre en Ukraine déclenche des vagues de tweets emo, des concerts de déclarations grandiloquentes et des tonneaux de posts chevrotants sur la fin du monde que nous avons connu. Concert auquel je me joins sans trop de recul. Beaucoup de fragilité en somme, alors que, probablement, comme pour la Syrie, la Crimée ou les territoires palestiniens avant elle, l’Ukraine ne sera bientôt qu’une zone de conflits ou un pays vaincu que nous, pays occidentaux, nous efforcerons, un peu honteux, de glisser sous le tapis de l’actualité, faute d’avoir agi, faute de savoir réagir à autre chose qu’au déclassement économique ou qu’à notre racisme, quand ce dernier se confronte (et ce sera encore le cas ici) à des flux de migrants.

 

Peut-être toute cette peur parce que le théâtre des opérations est en Europe, cette fois-ci, même si l’Ukraine ne fait pas partie de l’Union européenne. Peut-être parce que c’est un pays entier qui est envahi, aussi, alors que la société civile n’avait que mollement réagi à l’invasion de la Crimée, dans le même pays, en 2014. Ce n’était qu’un bout, un morcellement, peut-être était-ce plus tolérable.

 

Mes cours d’histoire-géo me laissaient imaginer que les années 2020-2030, celles que j’allais vivre, seraient des années de continuité dans le progrès et la promotion de la paix : la poursuite de la construction européenne, l’abolition progressive des frontières, le partage des ressources et des savoirs, les échanges universitaires, les progrès techniques partagés, la recherche commune de solutions au réchauffement climatique… Je vais avoir 40 ans, 50 ans, 60 ans peut-être, dans un monde qui s’annonce beaucoup plus moche. Ou peut-être le même, dans mon carré de jardin, mais où il sera de plus en plus dur d’ignorer la mocheté ailleurs. Ces années qui font entrer dans l’âge adulte n’ont pas ressemblé à la fraternité joyeuse des idéaux républicains et européens de mes manuels d’éducation civique, à l’envie de faire cause commune ou à la vie d’un étudiant Erasmus… pas à l’Auberge Espagnole, en somme. On déchante d’année en année. La grande Histoire nous a embarqué sous sa semelle, et ça sent moins bon, là-dessous, qu’on ne pouvait le croire par le prisme des manuels scolaires. Qu’apprend-on dans l’enfance sur ce pays qui est le nôtre, si ce n’est une version jolie, édulcorée, de ce qu’il a fait depuis des siècles ? C’est assez angoissant d’imaginer que si Bolloré rachète les éditions Hachette, il aura potentiellement la mainmise sur 85% du marché des manuels scolaires. Qu’apprendront les gamins nés en 2022 ?

 

Pour les gens de ma génération, le 11 septembre 2001 et le 21 avril 2002 ont été, à quelques mois d’intervalles, des électrochocs, qui nous ont fait rentrer dans un « monde nouveau ». Mais peut-être étions nous simplement naïfs, du haut de nos quinze ans, de ne pas voir qu’on y était déjà. Les vingt dernières années n’ont tout de même pas ressemblé à ce que j’imaginais, gamin, dans les années 90. Ça n’a été, au final, que résurgences des laideurs sur lesquelles on avait absolument voulu mettre des œillères. Comme s’ils n’étaient plus là, ces facteurs pourtant de moins en moins inconscients de nos interactions sociales : mépris, rejets, xénophobie, racisme, nationalisme. Chacun pour sa gueule, désir d’être plus fort et plus riche que le voisin en dépit de tout le reste. Crainte de manquer, confiscation des richesses, pillage des ressources. Décolonisation mal digérée, mépris de classe. Affaissement des démocraties, mollesse des peuples. Dédain de la construction européenne, cynisme des pays en paix. Anciennes colonies prises de haut. Homophobie suave et polie, se croyant moralement supérieure à l’homophobie crasse et violente. Population racisées abandonnées, en pleine conscience, à la ghettoïsation, à la paupérisation, à la noyade en mer. Et puis l’Ukraine. La nuit est là, et comme elle est à 2500km, on essayera de faire semblant de ne pas la voir, de peur qu’elle ne nous entraîne et ne nous absorbe dans un conflit mondial, nous les petits héritiers (ou bien ne sommes-nous que les sous-fifres), forcément protégés, noblement fondateurs, nécessairement trop précieux pour ça, de la construction européenne. Fut-elle économique plutôt que fraternelle, la construction en question. La nuit n’est pas là-bas, elle est déjà ici. On n’a simplement pas vu qu’elle nous a déjà engloutis depuis des décennies.

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