Le mur, le masque

 

Celui qu’on est et celui qu’on met en scène, pour la galerie, au milieu des autres, au travail, en soirée, en famille, sont-ils exactement le même ? Y a-t-il un moment dans la journée où l’on est totalement et sans concession, « soi » ? La vie adulte est faite de milliers de compromis, au milieu desquels il finit par être difficile de savoir qui on est. On s’autocensure souvent, dans plein de situations, et même si notre manière de nous autocensurer est déjà une manière de comprendre qui on est, ce qui compte pour nous, ce qu’on est prêt à consentir à la paix sociale, ce n’est pas forcément la grille de lecture la plus simple. Un mec qui refoule sa sexualité, qui construit entre lui et les autres un mur d’apparences qu’il joue en permanence, à quel moment est-il lui-même, vraiment lui-même, sans tabous ni complaisance ? Seul, chez lui, dans l’intimité de sa chambre ? Peut-être seulement quand il est aux chiottes, s’il ne vit pas seul ? Peut-être jamais ?

 

Il n’y a pas très longtemps, mon mari s’apprêtait à sortir, et il a échangé sa casquette rose, qu’il adore pourtant, et qui allait mieux avec sa tenue, contre une casquette jaune, plus « neutre ». La raison qu’il invoquait : il ne voulait pas qu’une casquette rose lui attire des ennuis, ne connaissant pas bien le quartier où il allait sortir. Quelque part, en ne faisant pas comme on veut, on met en scène un autre que soi. Une version édulcorée, correcte, sans aspérités dangereuses, de soi-même. Je ne blâme évidemment pas son désir de sécurité, qui est normal. Je me désole juste que cette pression externe nous empêche parfois de nous exprimer pleinement, sans honte ni censure. Il en va de même pour la question bien plus connue et récurrente, de se tenir ou non la main dans la rue. Comme porter une casquette rose, il est désolant qu’on ne puisse pas, et en définitive qu’on ne sache pas le faire sans arrière-pensée, sans en avoir rien à foutre de ce que d’autres penseront. Comme si la paix sociale, pour des raisons parfois justes et parfois connes, lissait tout.

 

Je ne tiens pas souvent la main de mon mari dans la rue. A mon âge, je ne sais plus si c’est parce que je ne suis pas quelqu’un de très démonstratif ou si c’est parce que je suis prudent. Le second trait de caractère ayant peut-être déclenché le premier, et fait de moi, alors que j’aurais peut-être, dans une autre vie, été quelqu’un de rigolo et volubile, un mec assez terne et normcore. Le passing est un masque, ou un mur, mis entre moi et le monde, parce que c’est plus confortable, en apparence. Ça évite probablement quelques situations hostiles. Mais qu’en sais-je, au final. Et où est-ce que j’existe vraiment, moi, quelque part entre cette armure placide vaguement masculine et blasée, et ce qu’elle s’efforce de ne pas présenter aux autres ?

 

S’adapter, concéder, lisser, s’auto-censurer, on le fait tous, tout le temps, en vrai. Pas besoin d’être gay. On n’est pas tout à fait le même avec ses collègues de travail et ses meilleurs potes qu’on connait depuis vingt ans. On ne se comporte pas tout à fait de la même manière à la terrasse du Quetzal et à un dîner de famille. On ne dit pas les mêmes choses à sa mère et à son mec, ou à un pote qui nous parle de sa dernière chlamydia. Heureusement, je pense. C’est le signe d’une capacité à vivre en société, avec les autres. Mais pour chacun d’entre eux, il y a des choses qu’on ne dit pas, qu’on ne montre pas. Même avec les potes des pires potacheries. On ne peut jamais. Tous mes amis ne sont pas aux mêmes loges. Je ne parle pas de Prep, de sexualité ou de couple libre avec certains d’entre eux, quand bien même ils me sont proches. Peut-être parce que nous n’avons pas ces expériences en commun, ou que je crains d’être impudique, de faire changer leur regard. Si on imagine que la personne avec laquelle je suis le plus sincère au monde est mon mari, je ne peux pour autant pas l’inonder en permanence du flot ininterrompu de mes pensées. Tout n’y est pas intéressant, déjà. Et puis cette transparence totale confinerait à la dictature, j’imagine. Avoir un jardin secret, un espace qui n’appartient qu’à nous, c’est précieux. Mais alors, est-ce qu’on est toujours seul, en définitive, avec soi-même ? J’avais vu passer un meme, il y a quelques semaines, qui disait, en gros, qu’on n’était même pas notre corps. Même pas nos yeux. Même pas notre tête. On est juste une conscience, emprisonnée dans une cage de muscles et d’os, qui reçoit des informations à travers des yeux, des oreilles, une langue et un système nerveux. Et on ne sait même pas ce qu’elle deviendra quand tous ces trucs vont mourir et partir à la casse.

 

Alors peut-être, vu le peu de contrôle qu’elle a sur tout ça, devrait-on la laisser un peu tranquille, et lui éviter les carcans supplémentaires. Si on est encore capable de savoir ce qu’on aimerait vraiment faire, sans les regards extérieurs.  

Une réflexion au sujet de « Le mur, le masque »

  1. Invisibles – MatooBlog

    février 28, 2022 at 1:33

    […] Vinsh me rappelle pourquoi je ne donne pas la main à mon chéri, pourquoi j’ai fait de l’auto-rééducation pour être le moins efféminé possible à l’adolescence, pourquoi je me méfie toujours et tout le temps des gens, partout, quiconque. YAY!!! […]

Les commentaires sont fermés.