Ce matin France Inter recevait Zemmour. Tout le monde s’en émeut sur Twitter, estimant que donner une heure trente d’antenne, dans le prime time de la première radio de France, à des propos fascistes, homophobes, racistes, mensongers et j’en passe, c’est les cautionner, sous couvert d’une neutralité politique qui veut qu’on donne la parole à tous. « Cinq minutes pour les juifs, cinq minutes pour les nazis ». Comme si ça se valait. Comme si on ne pouvait pas faire autrement. Comme si on ne songeait même plus à se poser la question du casier judiciaire, des délits incompatibles avec l’exercice de la plus haute fonction du pouvoir dans un pays. Une heure pour Arthaud, une heure pour Zemmour, donc. Mais à 3h du matin, par contre, l’heure d’Arthaud. Et avec des relances sceptiques et narquoises. Je suis de plus en plus mal à l’aise avec la matinale d’Inter depuis quelques mois. Je trouve Nicolas Demorand et Léa Salamé de plus en plus gênants et obséquieux dans leur exercice d’avocats du diable, à tout le temps angler leurs questions et leurs relances dans le sens du pilier de comptoir du café du coin, surtout quand ils ont des candidats de gauche en face d’eux. En mode « c’est pas bien sérieux de proposer ça, non ? », « est-ce que c’est bien la priorité ? », « est-ce que ça ne divise pas les Français à un moment où il faudrait rassembler, de proposer ça ? »… Toujours à remettre en question les propositions égalitaires, à tenter de chausser les lunettes du bourge un peu réac mais qui ne veut pas l’admettre, pour discréditer d’avance la réponse d’un candidat progressiste parce que ce serait du wokisme, de l’angélisme ou du déni de réalité. J’écoute distraitement le radio-réveil, encore à moitié endormi, et je me surprends à m’énerver (et donc à me réveiller pour de bon) sur une inflexion un peu sentencieuse, une question tranquillement posée du point de vue des réacs, une intonation un peu moqueuse devant la supposée naïveté d’un propos de gauche. Je me lève en ronchonnant et je rumine ce que les médias généralistes font de cette campagne présidentielle, sous ma douche puis devant mon café.
On va vraiment finir par le croire, vous croyez, qu’on a voulu le fascisme ? Qu’on a voulu virer les gens avec des noms à consonance arabe de leurs logements sociaux ? Qu’on a voulu déporter les musulmans ? Qu’on a voulu les humilier en faisant des contrôles inopinés chez eux pour vérifier qu’ils pratiquent bien leur religion de manière « discrète et républicaine » ? Le Président fasciste au pouvoir, pourtant, d’après les sondages, on n’y est pas encore. Le scénario le plus probable, à ce stade, reste qu’on joue à l’épouvantail jusqu’au soir du premier tour avec deux candidats d’extrême-droite au-dessus de 14% d’intentions de vote, pour ensuite re-valider cinq ans de politiques de droite au second tour. Cinq ans de plus à détricoter méthodiquement les acquis sociaux, à privatiser les actifs de l’Etat, à saccager les services publics en comptant bien sur des activités aussi essentielles que la santé ou l’éducation pour devenir de juteux marchés, une fois qu’on aura convaincu tout le monde que l’hôpital public ça marche pas bien et qu’on a tout intérêt à partir à la concurrence et à tenter sa chance en dépensant son PEL dans les solutions innovantes d’une start-up de la santé quand on chope un cancer.
Mais si l’un des deux candidats d’extrême-droite devait passer ? Est-ce qu’on cherche à avoir notre Trump local pour le virer dans cinq ans et se prouver que le racisme, le sexisme, les faits alternatifs, les élucubrations absurdes en guise de boussole politique, c’est juste des trucs rigolos à essayer au moins une fois et ce sera réversible après ? Le 24 avril au soir, si l’un de ces deux-là devait gagner, on aurait des morts dans les rues, des néo-nazis décomplexés par le résultat de l’élection qui improviseraient des ratonades, des quartiers incendiés. Ils ont envie de ça ? Ou bien ils n’en ont pas envie mais s’en foutent un peu, en vrai, si ça arrive ? C’est sûr que c’est pas nous, les blancs urbains, qui allons le subir en premiers. Mais notre tour viendra, plus sournoisement, moins spectaculairement, probablement. On joue vraiment à se faire peur avec la grosse vilaine bête, c’est désolant. « Moi ça va, j’ai de la marge avant de me faire déporter, huhu ». Tout le monde n’a pas le loisir de prendre ça à la légère.
Les posts faisant des parallèles entre la rhétorique nazie des années 1930 sur les juifs et les discours sous-entendant une guerre civile entre blancs et arabes dans la campagne de 2022 (sous couvert de cibler les musulmans, on sait bien que ce sont les arabes qui sont visés) se multiplient dans mes timelines. Les oracles sont de sortie et nous prédisent une troisième Guerre mondiale, un nouvel Holocauste, les déportations et les camps de concentration, hors de nos vues mais à nos portes. Certains dessinent des parallèles avec les films de science-fiction et les séries d’anticipation comme Years and Years de Russell T Davies, pour nous dire qu’on est en train de cocher certaines cases du scénario. « Ah, la conquête de l’Ukraine par la Russie, on y est ! » Comme si ce glissement prévisible vers la nuit nous excitait. Comme si on voulait laisser, pour la postérité, la petite trace numérique, le tweet, le post Instagram, le billet de blog (et moi pas moins que les autres) qui prouvera à toutes et tous, dans le futur, qu’on avait fait partie des voix humanistes, des gens raisonnables qui avaient tenté d’alerter sur la dérive fasciste avant qu’elle ne soit validée par les urnes. Comme si ça allait nous rapporter, en 2032 ou en 2037, un badge « Lanceur d’alerte contre le fascisme (mais on n’assume pas encore le terme antifa, c’est pas assez modéré, pas assez jeune cadre urbain) » sur nos profils Twitter, en mode « Ils avaient tenté de nous mettre en garde en 2022, retrouvons-les quinze ans plus tard alors qu’ils ont séjourné en camp de redressement républicain pendant le deuxième quinquennat Le Pen ».
On en est là, à fantasmer sur un futur apocalyptique dont on aura été les martyrs intellectuels, alors qu’on a déjà baissé les bras sur la perspective d’avoir une candidature de gauche solide en 2022 et qu’on laisse les réacs et les fachos dicter les sujets de conversation et les thématiques d’une campagne qui n’est pourtant pas finie. On a renoncé. On sait qu’on va reprendre cinq ans de politique de droite et de réponse policière violente à la moindre opposition politique dans la rue. On sera fixés dès le 10 avril, probablement. Alors, ce sera droite libérale arrogante ou droite tradi au rictus coincé ? Droite start-up nation ou droite souverainiste ? Ce qu’on sait, c’est qu’on n’aura pas les discussions, et encore moins les mesures, dont on a besoin sur la lutte concrète contre le changement climatique, les politiques vraiment dissuasives contre l’évasion fiscale, les moyens des services publics, la semaine de quatre jours, les 32 heures, le revenu universel, la taxation des multinationales, l’égalité des chances…
D’habitude, deux mois avant, je ne sais pas trop pour qui je vais voter à la présidentielle. Cette fois-ci, j’en suis presque à me demander à quoi bon voter tout court. Entre ma conviction que mes idées ne seront pas représentées au second tour, quoi que je fasse, et celle, encore plus ancrée, que personne au premier tour ne les incarnera avec sincérité et crédibilité (car la dernière fois qu’on a cru élire joyeusement un Président de gauche, on a vu ce qu’on a eu), ça devient difficile de rester motivé par la perspective de voter. Je me croyais pourtant bien au-dessus de cette propension à la démobilisation quand j’avais vingt ans. Est-ce l’époque qui me pousse à ne plus trop croire en l’efficacité de la démocratie représentative, ou simplement mon âge ? Blâmer l’époque, ou sa propre lassitude ? Mes parents, aux opinions bien différentes des miennes, se sont eux aussi détournés peu à peu de leurs sympathies partisanes « historiques » au tournant de la quarantaine. Je n’y suis pas encore, mais ce n’est plus si loin. Peut-être est-ce l’âge, alors.
Matoo
février 8, 2022 at 12:09Je suis complètement largué aussi. :'(
Vinsh
février 8, 2022 at 12:29Parfois je me dis qu’une grosse abstention pour cette élection Présidentielle, habituellement considérée comme la plus mobilisatrice, le « pic » de la vie démocratique française, les rendrait un peu moins arrogants de leur victoire à 66% contre un candidat d’extrême-droite. Mais je me leurre probablement. Le récit du succès n’a pas besoin de se baser sur une réalité glorieuse. :-/
estèf
février 10, 2022 at 8:54Complètement désabusé aussi et pourtant encore une fois j’irai voter aux deux tours.
Pour la matinale d’Inter, je me demande s’ils pensent vraiment ce qu’ils disent aux candidats de gauche ou s’il s’agit de ménager l’avenir d’une antenne plus écoutée à gauche dans un monde qui se droitise.