Phased out

 

 

« Tu as des nouvelles de Julien ?

– Je l’ai croisé par hasard il y a environ 6 mois, on a parlé deux minutes, c’était un peu bizarre mais il avait l’air d’aller bien. Et toi, zéro nouvelle ?

– Non, j’ai laissé tomber, je crois. Je l’ai pas vu depuis 2014. »

 

Je ne regrette absolument pas ma vingtaine, mais parfois, de petites phases de nostalgie, ou oserais-je dire de deuil, pour ces années-là, me saisissent, devant un vieux film de 2004, pendant une conversation sur un souvenir d’études, ou pendant une insomnie. Un des phénomènes de la vie auxquels j’ai eu le plus de mal à m’habituer, en vieillissant, moi qui évite les conflits et essaie de laisser une impression neutre ou positive aux gens que je côtoie, c’est celui des ruptures. C’est dur de ressortir de ces épisodes-là la tête haute, avec une bonne image de soi, en étant sûr d’avoir été exemplaire. Je ne parle pas des ruptures amoureuses. Non, celles-ci, quand il faut, il faut. Je pense plutôt aux ruptures amicales. Et pas les ruptures amicales franches, autour d’une dispute spectaculaire ou d’un désaccord irréconciliable qui scelle la fin d’une histoire commune : je pense plutôt au phénomène des amitiés qui s’effritent silencieusement puis s’éteignent, sans trop savoir pourquoi ni comment.

 

La première fois que ça m’est arrivé, j’ai beaucoup culpabilisé. Cette personne qui était dans ma vie en deuxième année de fac, que je voyais tout le temps, avec qui je sortais en soirées, je buvais des verres, je refaisais le monde, j’allais à des concerts, je partais même en week-end avec les potes… et qui un jour a disparu. Pas une rupture nette. Simplement, à un moment, nos routes se séparent. Un peu comme avec les copains de collège qu’on sème peu à peu, sans vraiment s’en rendre compte. Mais là, c’est avec une personne avec qui on a partagé des moments forts, une intimité que ne permettaient pas le lycée et son emploi du temps millimétré entre les cours et la cantine. Je parle d’une amitié plus tardive, qui survient quand on a le permis, la vie sans supervision parentale, les premières cuites, les escapades entre copains, les dynamiques de groupe dans un contexte autrement plus maîtrisé et choisi, estime-t-on, que celui du collège-lycée. Cette personne a vraiment compté pour moi. Non pas que les copains du collège n’ont pas compté, mais ce sont les circonstances d’être dans la même classe, dans le même cours d’allemand ou dans le même groupe de copains qui a, souvent, été décisif. Cette personne-là, pendant un certain temps, j’avais l’impression qu’on s’était choisis. Puis on change de ville, ou d’études, ou de job, ou de quoi que ce soit qui nous avait réuni au départ. On prend moins le temps, on se voit moins souvent. Il ne vient qu’une fois sur cinq aux soirées avec, pourtant, le même groupe de copains qu’avant. Elle sèche le week-end d’anniversaire d’une copine puis ne donne plus de nouvelles pendant six semaines. On s’appelle une fois par mois. Et un jour, on s’aperçoit que ça fait six mois qu’on n’a pas de nouvelles. Ou un an. Ou deux ans. Et plus ça traîne et plus on a honte de reprendre contact. Ou bien on n’a pas honte, mais on n’a pas spécialement envie de reprendre contact. On a avancé, on est passé à autre chose. Et on se sent un peu froid et cruel de ressentir ça, ou plutôt de ne rien ressentir de spécial, au regard de ce qu’on a vécu avec cette personne quand on avait 19, 20 ou 25 ans.

 

Et puis ça m’est arrivé d’autres fois. C’est également arrivé à des personnes dans mon entourage, et j’ai fini par accepter que c’était une des composantes naturelles de l’existence. Des gens entrent dans votre vie, puis en sortent. Certains restent toujours, certains s’en vont, parfois sans trop d’explication. Peut-être l’amitié n’était-elle que de circonstance. Ou peut-être le fossé s’est-il creusé entre nous sans qu’on ne comprenne trop pourquoi. Les américains parlent de « friendship phase-out », et ça m’a rassuré de me dire que c’était un phénomène observable et conceptualisé, et pas juste moi qui suis un sale type.

 

Juliette, Guilhem, Aurélien, Marion… Ils ont été quelques-uns, ainsi, à disparaître de mon radar, « phased out », invités de moins en moins souvent, disparus graduellement, comme un fondu où l’image disparaît progressivement à la fin d’un film. Beaucoup de gens sont sortis de ma vie quotidienne au fil des années : ils ont déménagé, construit leur vie ailleurs. Mais la plupart du temps, il n’y a pas de gêne entre nous. On sait à quoi s’en tenir. On peut s’écrire ou s’appeler une fois ou deux par an, se recroiser à un mariage, ou lorsque l’un d’entre nous passe dans la ville où vit l’autre, sans que n’apparaisse une amertume ou une rancœur de ne pas se donner plus de nouvelles. On sait qu’on est toujours amis. On sait qu’on n’est pas présents dans le quotidien l’un de l’autre, mais que l’autre n’est pas seul, qu’il ou elle a des gens dans sa vie quotidienne. On ne l’a pas ghosté et abandonné dans un coin, sans autre forme de vie sociale. On a simplement suivi nos chemins, chacun de son côté. On sait qu’on n’est plus des amis du « premier cercle » mais on l’a accepté. On a appris à ne pas en attendre plus, parce que la vie nous a menés sur des chemins différents, et on n’en conçoit aucune aigreur. On s’aime toujours et on le sait.

 

Mais ces « disparus », c’est différent. Déjà, ils m’ont ghosté à peu près autant que je les ai ghostés. On vivait dans la même ville, pendant plusieurs années après la dernière fois qu’on s’était vus. On aurait pu se croiser, même par hasard, et très facilement si on l’avait voulu et organisé. On se suit toujours sur Facebook ou LinkedIn, mais sans se parler. On ne s’est pas « bloqués » sur les réseaux sociaux, on n’a jamais eu de rupture nette. Pourtant, passé une certaine date, une soirée ou un verre comme un autre, je ne les ai plus jamais revus. Ils vivaient à Paris, et moi aussi : là, mais plus là. Comme les centaines d’inconnus qu’on croise en prenant le métro. Comme s’ils n’avaient jamais été plus que ça, alors qu’ils seraient, comme moi, bien obligés de s’arrêter et de dire bonjour si on se croisait. Ils ne sont plus vraiment des amis. Ils ne deviendront jamais des ennemis, non plus. Je leur souhaite le meilleur, sincèrement. Mais ils sont sortis de ma vie. De celle de nos amis en commun aussi, d’ailleurs, qui ne les rencontrent plus qu’occasionnellement, un peu par hasard, tous les deux ou trois ans, dans des contextes professionnels. Si je les croisais par hasard, il y aurait une gêne. On saurait tous les deux qu’on a merdé quelque part. Qu’à un moment on a renoncé, abandonné une amitié à peu près fonctionnelle, parce qu’on ne la « sentait » plus. Parce qu’on était progressivement en décalage. Parce que la flemme. S’ils ont « phased out » pour moi, j’imagine que j’ai « phased out » pour eux. Eux aussi à un moment ont dû se dire, « Tiens ça fait huit mois que j’ai pas vraiment de nouvelles de Vincent, depuis la fois où on s’était vus à l’anniversaire de Marie, ou depuis la fois où on avait bu ce verre à Châtelet en juin. Mais c’était bizarre, un peu, il m’avait soûlé, j’avais pas grand-chose à lui dire, il ne me parlait que de trucs dont je me foutais… ».

 

Ces « disparus », j’en ai dressé, malgré moi, une liste mentale lorsque je me suis marié. Forcément. Qui inviterais-je ? Qui ne serait pas là ? Et pourquoi ces personnes-là n’ont-elles plus vraiment leur place dans ma vie ? C’est le moment où, peut-être, la rupture est consommée. Sans haine ni malveillance. Juste, on se rend compte qu’on n’a ni besoin ni vraiment envie que ces gens soient présents, ce jour-là, à nos côtés. Que ce n’est pas le moment ni l’endroit pour rattraper sept ans, ou dix ans, ou quatorze ans sans prendre de nouvelles ni faire d’effort. Qu’on aurait dû se faire une session de rattrapage des mois avant pour « remettre le pied à l’étrier » de notre amitié et justifier a priori une éventuelle présence au mariage, mais qu’on ne l’a pas fait, alors ça doit vouloir dire quelque chose. Que ce serait peut-être encore plus moche de les inviter une dernière fois, « pour la forme », à cet événement si particulier et si intime, pour ne plus jamais les revoir ensuite. Le baiser de la mort, un peu. Merci d’être venu, et adieu.

 

Ce qui est triste c’est cette dichotomie entre les souvenirs avec cette personne, qu’on regarde encore avec une certaine tendresse parce que, même si ça ressemble à une autre vie vu de 2022, c’était chouette et sincère, et la tranquille indifférence avec laquelle on a laissé cette personne partir, à un moment où on ne s’apportait plus la matière de ces souvenirs-là. Mais il y a aussi une forme de paix, qui vient avec le temps, comme après les ruptures amoureuses. Se souvenir assez précisément de ce qu’on a éprouvé et, sans regret, parce qu’on est passé à autre chose, ne plus l’éprouver.

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