Le passager clandestin

 

 

Je n’ai pas très envie d’écrire en ce moment. A mesure que le premier tour approchait, je n’avais pas envie d’ajouter au concert de posts et de tweets plus ou moins lyriques appelant à voter pour l’un ou pour l’autre, comme si quelqu’un en avait quelque chose à foutre de pour qui je vote. Et depuis le premier tour, c’est à la cacophonie de publications plus ou moins culpabilisantes sur le vote barrage que je ne souhaite pas me joindre. Je pourrais parler d’autre chose, bien sûr, mais cette élection présidentielle de la Vème République a tellement bien fait son travail de déification du leader suprême de la nation que je n’arrive à trouver aucun sujet qui me préoccupe autant, qui me semble digne de réfléchir et de poser des mots.

 

Le second tour de dimanche me paralyse un peu. Pas parce que je ne sais pas quoi faire, non. Plutôt parce que ce petit jeu médiatique auquel on joue depuis le 21 avril 2002 (ça fera vingt ans cette semaine), à se faire peur, à se demander si Le Pen aura ses 500 signatures, si les arabes sont assez français, si les noirs sont assimilables, si les roms sont des êtres humains dignes d’être considérés comme tels, si le chômage c’est la faute des chômeurs, si on essayerait pas l’extrême-droite pour voir ce que ça donne… ce petit jeu commence à devenir menaçant. On ne joue plus seulement à se faire peur en évoquant le grand méchant FN et ses nazillons qui voudraient venir s’emparer de notre si jolie démocratie sans aucun défaut pour prendre leur revanche de la guerre d’Algérie, non. On en a fait une option politique comme une autre. On a une démocratie qui révèle ses failles, et pas seulement, loin s’en faut, au niveau de la mobilisation populaire. A force de jouer à se faire peur avec ce FN devenu RN, on en a fait un parti comme un autre, un faux épouvantail, un parti parmi les autres de la droite « nationale » qu’on ne veut plus nommer extrême-droite, une proposition parmi les Zemmour, les Ciotti et les Dupont-Aignan. On va vraiment finir par croire qu’on l’a voulue, l’extrême-droite. Que c’était une offre, acceptable, et qu’on l’a acceptée. Notre épisode trumpiste dont on imagine se sortir par les urnes cinq ans plus tard, sans encombre, comme les Etats-Unis.

 

Mais combien de morts, d’ici là ? Ce second tour, c’est devenu ça. Combien de morts dans les cinq prochaines années, et comment. Les morts de Macron qui perdront leurs aides, qui se flingueront la santé et la vie en boulots précaires, qui ne seront plus ou mal soignés, qui n’auront pas accès aux études supérieures parce que leur milieu social les filtrera encore plus durement qu’aujourd’hui, qui seront artificiellement sortis des chiffres du chômage pour qu’on croie que le chômage baisse ? Les morts de Le Pen qui opérera la même casse sociale et y ajoutera le racisme décomplexé de ses électeurs les plus motivés, les ratonades impunies dans les rues, les agressions homophobes, les bavures policières couvertes ou encouragées contre certaines catégories de la population ?

 

Combien de morts, le dimanche 24 avril au soir, si des néonazis et autres petits excités des groupuscules d’extrême-droite se sentent en droit, soudain, d’aller saccager des locaux d’associations, de tabasser des arabes en ville, de jeter des mecs à la Seine, avec un sentiment d’impunité euphorique ?

 

J’ai, comme beaucoup de gens je pense, la tentation du « passager clandestin ». De cette théorie de Mancur Olson, en sciences sociales, qui veut que beaucoup de gens bénéficient des avancées permises par l’action collective (les mouvements sociaux, les manifs, les grèves, les syndicats), sans y avoir participé, donc quelque part sans avoir levé le petit doigt pour que ça arrive. C’est notre cas à presque tous, à un moment ou à un autre, on a pu profiter d’une avancée sociale pour laquelle on n’avait pourtant pas nécessairement manifesté, et ce n’est pas grave.

 

Il y a un peu de ça, avec le vote Macron du 24 avril 2022. On ne veut pas que Le Pen passe, mais on ne veut pas se salir les mains à voter pour l’arrogance et le libéralisme décomplexé de celui qui reste en face. On préférerait s’abstenir, ou voter blanc, ou nul, et leur dire d’aller se faire foutre, tous, de se démerder entre eux, c’est pas mon combat ces conneries. C’est probablement ce que j’aurais fait en cas de second tour Macron-Pécresse : démerdez-vous entre vous, les gars, si c’est pour choisir entre détricoter les services publics et flinguer les services publics, j’ai envie de vous dire, vous pouvez décider sans moi, je partirai quand même à la retraite à 70 piges.

 

Mais je pense à ce que je ressentirais si elle passait. Aux cinq prochaines années où le climat de ce pays va devenir encore plus anxiogène. A ce que je reprocherais aux autres, mais surtout à ce que je me reprocherais à moi. Je ne dis pas, comme en 2017, qu’il n’y a « pas photo ». Cinq ans de plus de Macron, c’est cinq ans de plus à encourager les idées d’extrême-droite avec des Darmanin, des Blanquer, du mépris de classe, de l’impunité dans les affaires sordides des ministres et de l’Elysée, des discours anti-woke et des attaques en règle contre les universités, l’hôpital public et la criminalisation de toute forme de contestation populaire, pour ensuite s’étonner en 2027 que le RN soit encore en position de l’emporter. C’est, peut-être, reculer pour mieux sauter. Mais ça me semble plus sécurisant que de sauter tout de suite. Reculer pour mieux sauter, c’est peut-être, dans cinq ans, ne pas sauter finalement. C’est se donner la possibilité qu’il se passe autre chose que l’arrivée de l’extrême-droite au pouvoir. Peut-être une gauche qui se relève, qui sait.

 

Je fais partie des privilégiés, des gagnants du « système ». Je gagne bien ma vie, je peux partir en vacances, faire le plein de ma voiture, sortir boire un verre avec mes amis, profiter de la vie sans me serrer la ceinture ou avoir des montées d’angoisse devant mon compte en banque le 10 du mois. Je voudrais tant qu’il en soit ainsi pour tout le monde, ça me flingue que ce que je trouve « normal » fasse de moi un « nanti » à ce stade. Je ne suis personne pour dire à des gens qui galèrent, qui n’arrivent pas à boucler leurs fins de mois et qui ne sont accueillis que par des flashballs et des fausses solutions méprisantes quand ils tentent de s’en énerver, pour qui ils doivent voter. Mais je ne crois pas que je ferais partie des morts des cinq prochaines années en cas de victoire de l’extrême-droite. Ou peut-être que si, qui sait. En revanche je sais que d’autres que moi ne peuvent pas se permettre cinq années de RN au pouvoir. Alors pour elles, pour eux, et pour moi aussi, j’irai me salir les mains dimanche.

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