Le statut particulier

 

Je ne couche pas avec mes amis. Pourtant, ma vie sexuelle et sociale a beaucoup évolué ces dernières années, et force est de constater qu’aux côtés des amis au sens traditionnel du terme sont apparus ce qu’il convient d’appeler des sexfriends. Un concept que j’aurais trouvé totalement invraisemblable quand j’avais dix-huit ans et que j’idéalisais encore beaucoup le monde adulte dans lequel j’entrais, au premier rang duquel je projetais beaucoup d’images très arrêtées de ce que devait (ou de ce que ne devait pas) être une relation amoureuse ou sexuelle. Mais on grandit, le temps passe et les histoires avec lui, et on évolue aussi bien au niveau de ses goûts personnels que de ses opinions, et dans une sorte de fenêtre d’Overton sexuelle, je me retrouve aujourd’hui confronté sans sourciller à des situations qui m’auraient scandalisé quand je sortais fraîchement du lycée. Franchement, chacun fait ce qu’il veut, et moi le premier, tant que tout le monde est consentant et que personne n’abuse de la confiance de l’autre.

 

Je ne couche pas avec mes amis, donc. C’est-à-dire qu’il y a toujours, dans mes cercles sociaux, des gens avec qui il n’a jamais été question de coucher et avec qui il n’en sera jamais question. J’ai toujours été étonné par les gens qui se mettaient en couple avec quelqu’un après des années d’amitié avec cette personne. J’imagine que ça me ferait bizarre. Mais à trente-sept balais, j’ai surtout envie de m’en foutre, et de dire tant mieux pour eux si ça fonctionne et que tout le monde est heureux. Je n’ai pas de principe spécifiquement gravé dans le marbre sur le sujet, mais je suppose qu’il y a une sorte de règle de la « friendzone » qui continue à s’appliquer, plus ou moins consciemment, lorsque je rencontre des mecs.

 

Car le passage au couple libre, il y a quelques années, a quelque peu redistribué les cartes, en ce qui concerne les enjeux des nouvelles rencontres. Avant ça, je ne me posais pas trop de questions, j’étais « sage », et je ne captais absolument pas quand j’intéressais quelqu’un (toujours pas trop aujourd’hui, d’ailleurs, si le gars ne me fait pas un rentre-dedans très appuyé, je peux juste penser « ah il est sympa lui » juste parce que le mec me parle toute une soirée en souriant et en soutenant mon regard) (alors que concrètement il dirait pas non à du sexe) (je suis resté naïf). Depuis, mes usages des réseaux sociaux et des applis ont considérablement changé, dans la mesure où n’importe quel mec inconnu qui glisse dans mes DM ou commence soudain à répondre à mes tweets peut être suspecté d’avoir des intentions impures à mon égard, huhuhu. Et parfois seulement sur la base d’une photo de profil, ce qui constitue toujours une surprise pour moi qui ne comprends pas trop ce qu’on me trouve. Pourtant, et cela peut paraître très présomptueux de ma part, à l’usage, je ne peux que constater que beaucoup de prises de contact « spontanées » dans mes messages privés, sur des réseaux qui ne servent pas vraiment, en principe, à chercher des partenaires sexuels (genre Twitter ou Instagram), ont comporté, au moins au début, une part de drague. Ce qui ne me dérange pas mais ne cesse de m’étonner, tant la notion de « plaire » m’a longtemps été étrangère et reste bizarre à appréhender pour moi (je ne sais toujours pas recevoir un compliment sans le balayer d’un revers de main).

 

Ces « relations » écrites en DM n’excèdent souvent pas la dizaine de messages échangés avant de tranquillement s’éteindre, pour ne se poursuivre que sous forme de réactions à des stories et, de temps en temps, l’envoi d’un meme ou d’une bêtise. Certaines de ces « approches » en DM donnent lieu rapidement à une rencontre IRL, et peuvent devenir sexuelles. Mais si on se voit plus de deux fois sans coucher, généralement, ça ne devient pas sexuel, en dépit de réactions « flamme » dans les stories « amis proches » d’Instagram (car on reste poli devant un thirst trap généreusement offert à cette liste d’élite officieuse de « gens qu’on trouve bonnasse » quand même, huhuhu). Il y a toujours ce palier plus ou moins conscient de la « friendzone ». Si on s’est vus 2-3 fois IRL sans coucher ensemble, c’est probablement que ça n’arrivera jamais. A ce stade, une autre histoire a commencé. On est potes maintenant. On est probablement pas restés en mode « target » si on s’est vus trois fois en public sans flirter, avec des amis ou nos mecs respectifs autour de nous. Parfois la drague de DM prend une autre direction une fois qu’on se rencontre, que ce soit voulu ou circonstanciel. C’est ainsi, et ce n’est pas grave. C’est même mieux, dans bien des cas, car mieux vaut qu’on soit amis que des gars qui se sont péchos une fois et qui ne se calculeront plus ensuite. On sera potes, donc. Mais pas des potes qui couchent ensemble. On commence à avoir de premiers souvenirs ensemble, on se charrie, on a aperçu un peu de la vie l’un de l’autre, on a commencé à s’engager sur un autre plan, émotionnellement. Pour moi à partir de là, c’est un peu compliqué de passer à une phase de sexe sans que ça devienne très cérébral et prise de tête. Ou sans que ça n’entraîne, à tout le moins, une forme de duplicité, difficile à tenir vis-à-vis des témoins de nos interactions « non sexuelles » (son mec, le mien, nos amis en commun, les gars qui suivent et chroniquent mentalement la vie de l’Instagram gay parisien ou lyonnais, etc.). On ne va pas se mettre à coucher maintenant qu’on est devenus amis, non ?

 

On en revient toujours au même point. Je ne couche pas avec mes amis. Mais il existe, par contre, des gens avec qui je couche, ou avec qui j’ai couché, et qui sont devenus des amis ensuite, avec le temps. Ce qui leur donne un statut un peu particulier, peu familier, avec lequel j’apprends à composer. Eux non plus n’existaient pas dans ma vie il y a vingt ans, j’aurais probablement trouvé ça inconcevable. Que ce soient d’anciens « plans cul réguliers » (les fameux « PQR ») de Paris ou d’autres que je vois encore quand l’occasion se présente, ils ne sont pas « seulement » des mecs à qui je fais signe sur Grindr deux fois par an pour baiser dans l’heure. Ils sont devenus, à leur façon, autre chose. Pas des menaces pour mon couple. Pas plus que je ne suis une menace pour le leur, lorsqu’ils sont eux-mêmes en couple. Mais des amis, un peu. Des gars avec qui j’ai pu échanger, parler de plein de choses sur l’oreiller ou ailleurs, et dont les conversations en DM Twitter ou Instagram ne portent pas que sur notre prochain rendez-vous. Des mecs que je trouve intéressants en tant que personnes, et qui, je l’espère, m’ont trouvé intéressant aussi. Et donc, des mecs dont je prends parfois des nouvelles comme ça, sans objectif sexuel, juste pour savoir s’ils vont bien, pour réagir à une story Instagram qui m’a interpellé, pour réagir à une nouvelle annoncée sur Twitter (un nouveau job, un déménagement)… Si je les croise par hasard parce qu’ils sont de passage à Lyon, ou moi à Paris, ou bien même parce qu’on vit dans la même ville, je ne vais pas changer de trottoir ou faire comme si de rien n’était : je vais leur dire bonjour, leur claquer la bise, converser trente secondes pour savoir s’ils vont bien. Ce ne sont pas des réactions et des attentions que je destine à des mecs vus une seule fois via une application de type Grindr ou Scruff. Mais ces mecs-là, je dois bien le reconnaître, sont devenus des amis. Des amis un peu clandestins, des amis qui n’ont pas forcément vocation à rejoindre le « premier cercle » des amis avec qui je peux partir en week-end ou en vacances avec mon mec et mes potes. Mais des amis quand même. Certains disparaissent sans trop prévenir, d’autres restent dans ma vie grâce au passage rapidement opéré de Grindr à Twitter ou de Scruff à Instagram, certains restent des partenaires sexuels occasionnels et d’autres cessent de l’être. Mais ils conservent ce statut hybride étrange entre le plan cul et l’ami.

 

Ce statut particulier reste une vraie curiosité pour moi, au bout de quelques années. Il m’a longtemps questionné, m’a fait me demander si je ne jouais pas sur plusieurs tableaux, si ces relations ne s’apparentaient pas à des infidélités. Mais faute de vouloir quitter mon mari (par ailleurs au courant des grandes lignes de ces situations) pour y donner libre cours, j’en suis venu à la conclusion qu’elle étaient des amitiés comme les autres, des friends with benefits certes, mais des relations à part entière, avec leurs propres dynamiques, et pas des histoires de couple parallèles à « l’officielle ». Et si parfois elles donnent lieu à des situations imprévues, où un minimum de bienséance et d’élégance m’intime de ne pas les exposer à haute voix en présence d’un auditoire que cela ne regarde, en définitive, pas, je les apprécie pour ce qu’elles sont. Des amitiés riches d’autre chose, d’une complicité physique doublée d’une bienveillance tranquille et d’un souci sincère du bonheur de l’autre. Et puisque chaque histoire, chaque relation interpersonnelle est différente, dans cinq ans ou dix ans, peut-être que j’aurai même cessé de penser à un statut particulier dans lequel ranger ces amitiés, et que j’aurai la sagesse de ces hippies décomplexés sur les sexfriends et les relations non-platoniques. Qui sait. En attendant, je me laisse porter par chaque histoire, sans a priori et sans malveillance, qu’elle relève de la drague bon enfant, du simple échange de photos qui vire à l’amitié ou du sexfriend sincèrement attachant qui trouve sa place, un peu à part mais pas moins valable, dans ma vie. Et plus le temps passe, moins je m’en étonne.

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