La bulle

 

Je suis énervé, en ce moment. Je ne suis même pas sûr d’avoir d’excuse. Peut-être le climat encore très politisé des législatives, ou le stress lié à de nouveaux projets lyonnais. Je ne sais pas. Je constate en revanche que mes interactions sur les réseaux sociaux sont un peu plus violentes que d’habitude. Je réponds sèchement, je m’agace sur mon clavier, je fais traîner les DM jusqu’à avoir le dernier mot : je suis insupportable. J’ai besoin de faire une pause, je crois.

 

Hier, P. m’a bloqué sur Instagram. Ça fait seize ans qu’on se connaît, on a été ensemble pendant quatre ans, on s’estime, je crois. Il a posté une story que j’ai trouvé con, et j’ai répondu en tendant une perche faussement innocente, en pensant probablement, dans un arrière-coin de ma tête : je vais me le payer. C’est que je le connais, qu’il est prévisible et que je sais depuis des années qu’on est dans des états d’esprit différents sur le sujet en question. Je savais exactement ce qu’il allait me répondre lorsque j’ai répondu à sa story d’un faussement innocent « Pourquoi ? ». Je savais que j’allais me friter avec lui, et si je m’étais retenu deux minutes pour réfléchir, je me serais abstenu. Mais là, j’ai vu le truc et j’ai bondi.

 

J’oublie souvent que le français n’est pas sa langue maternelle, et qu’il lit certaines choses bien plus au premier degré que moi. Quand il lit un « mais non t’es con tu sais bien que c’est pas ce que j’essaie de dire », il voit le « t’es con » au milieu de la phrase et il interprète « t’es un sale con ». Alors il s’énerve, finit par quitter la conversation avec un dernier mot narquois et un smiley qui me donne envie de le gifler avec une pelle, et il déconnecte. Puis il revient dix minutes plus tard, m’annonce qu’il a supprimé sa story à cause de moi et qu’il me bloque pour que je ne sois plus dérangé dans « ma bulle d’extrême gauche ».

 

J’ai peut-être une bulle d’extrême-gauche, effectivement. Vu de mes années étudiantes, mon moi de 2022 semble encore plus blasé, encore plus vénère, encore plus désespéré que mon moi de 2007 qui votait à sa première présidentielle. Ça a dû venir avec le temps, quand mes lectures et ma lassitude ont évolué. Je me suis mis à suivre et à interagir avec des comptes sociaux, des médias, des gens qui avaient à peu près le même parcours « idéologique » que moi, ou dont les propos résonnaient avec mon ressenti en pleine évolution. Comme, je suppose, pas mal de gens de gauche de ma génération qui ont cru que le quinquennat Hollande serait vraiment un mandat de gauche et qui ont été blasés par la loi Travail, Valls, la déchéance de nationalité, le 49.3… Toute cette gauche « de gouvernement », raisonnable, sage, pas trop populaire, avec des mecs et des meufs blancs issus de milieux aisés, pas trop de gauche, qui s’est fragilement appuyée sur les classes moyennes supérieures urbaines, aisées et progressistes pour se faire élire et s’est ouvertement foutu des classes populaires, les pauvres qui ne votent pas ou votent mal, forcément perméables aux idées « extrêmes » : pas une clientèle intéressante à servir à court terme. C’est commode, comme mot, extrême. Ça sonne « extrémiste », ça fait peur. Ça permet de renvoyer dos à dos le RN et les candidats NUPES issus des Insoumis, des écologistes, du PS ou du PC. Comme si ça se valait. Comme si c’était pareil. Alors oui, j’ai probablement une « bulle » internet de gens aussi blasés que soi. Chacun sa bulle, d’ailleurs.

 

 

 

Alors oui, je lui ai aboyé à la gueule, par DM interposés, à ce pauvre P. qui n’en demandait pas tant pour sa story, au départ. Et il n’a fait que me servir ses arguments prévisibles et pétés, avec son petit smiley sarcastique en fin de phrase qui me titillait les nerfs, ce qui m’a fait lui répondre encore plus violemment, je pense. « Ah alors ça veut dire que toi tu veux sortir de l’Union européenne, c’est ça ? », « Si tu crois que travailler moins et gagner plus ça marche », « ah ouais, je suis un mec blanc donc forcément tout est de ma faute », « j’en ai marre des bobos wokistes hypocrites qui se font livrer de la bouffe par Deliveroo », « c’est sûr, le communisme, ça marche bien, hein, on l’a vu dans d’autres pays », « t’as qu’à aller vivre au Venezuela avec les copains de Méluche »… On aurait dit les éléments de langage d’Amélie de Montchalin et de la moitié des représentants de la majorité présidentielle dimanche soir, qui ne semblaient pas avoir eu de mot d’ordre en cas de résultat médiocre au premier tour et qui bégayaient quand il s’agissait de donner une consigne de vote « républicaine », alors qu’ils étaient bien contents en avril que ça aille dans leur sens.

 

Mais aujourd’hui un candidat Insoumis ou écologiste c’est à mettre dans le même panier qu’un candidat RN. C’est « la honte » de vivre dans un département où un candidat de gauche est arrivé en tête au premier tour. Ok.

 

C’est ma faute. Je le connais. Je sais comment il raisonne. J’ai passé quatre ans de ma vie amoureux d’un fan d’Angela Merkel qui ne jure que par les gouvernements de centre-droit qui miment le progressisme et flinguent nos sociétés à coup de doctrine libérale, un sourire poli aux lèvres et un costume bien repassé sur les épaules, le tout en tentant de nous faire croire que tout ce qui n’est pas leur parti est « hors du champ républicain ». Alors forcément ça a dévié. Tout ce qui est un peu de gauche dans ce pays, aujourd’hui on l’appelle « extrême-gauche », et on le balaie d’un revers de main comme un programme fantaisiste, déraisonnable et dangereux, et si possible à ranger dans le même tiroir que les néo-nazis. Vouloir que les gens ne se fassent pas artificiellement sortir des décomptes de chômeurs pour faire croire que le chômage baisse, vouloir obliger les grandes entreprises et les grosses fortunes à ne pas soustraire par l’optimisation fiscale ce qu’elles doivent à l’économie réelle, vouloir qu’on essaie de développer mieux, plus vite et plus efficacement des énergies renouvelables, vouloir que les noirs n’aient pas peur de la police supposée les protéger au même titre que n’importe quel citoyen (car ça a beau ne pas vous plaire de l’entendre, ils en ont peur), vouloir que les mouvements sociaux aient le droit de manifester sans se faire éborgner au flashball, vouloir que des vrais moyens soient donnés aux services publics pour l’hôpital, contre les violences faites aux femmes ou pour l’école publique, au lieu de faire des Grenelle et des Ségur pour pouvoir prendre des photos en train de faire semblant d’écouter les parties prenantes et pondre un rapport dont on ne fait rien : c’est être d’extrême-gauche, donc.

 

En fait je suis trop vénère, dans mon coin, à remâcher et ronchonner, souvent inconscient de mes propres biais de classe sociale. Et je m’énerve quand je vois s’enclencher le même ballet de phrases toutes faites et de platitudes qui sont devenues le maigre épicentre de la pensée politique en France, sourire poli et vaguement méprisant à la clé. C’est nous ou le chaos. Tous les autres c’est le chaos. Alors votez pour nous. Mais c’est la démocratie, hein. Lol.

 

Je lui ai envoyé un sms après. Pour lui présenter mes excuses. On sait qu’on pense différemment, lui et moi. Ça ne nous a jamais empêché de nous entendre. J’ai peut-être une « bulle » marxiste léniniste islamo-gauchiste sur les réseaux sociaux, mais rares sont mes amis et proches qui votent comme moi, encore plus rares sont ceux qui raisonnent comme moi, et je sais qu’on est tous capables de se respecter et d’éviter de se disputer. Après douze années à rester en relativement bons termes malgré la rupture, avec encore quelques amis en commun, je lui ai dit que je trouvais ça bête de se « bloquer », de couper le fil ténu des contacts qui existent encore entre nous, pour une conversation d’entre deux tours entre esprits échauffés.

 

Il a accepté mes excuses. Mais il ne m’a pas débloqué. On restera en contact par sms, donc. C’est peut-être mieux ainsi.

 

Et moi, je vais essayer de faire une petite cure de déconnexion cet été. Ça me fera du bien.

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