Les faux ours

 

 

Le « milieu gay » regorge de catégories de pédés plus ou moins officielles, dans lesquelles il peut être rassurant de se ranger, pour avoir le sentiment d’appartenir à un groupe peut-être, pour se sentir soutenu par une sous-communauté dans la communauté, cette dernière s’avérant parfois violente. Je le perçois aussi comme une forme de carte de visite sexuelle, une étiquette à arborer sur les applis et plus globalement dans son identité en ligne, pour donner à imaginer, à des partenaires potentiels, ce à quoi ils peuvent s’attendre. Un corps dessiné par le sport, ou rond et poilu, ou négligé et punk, ou gracile et jeune. Le fait est qu’il en faut pour tous les goûts, et que tout le monde, ou à peu près, peut trouver chaussure à son pied (ou bite à son séant, si je puis me permettre), et que ces « catégories », si futiles et réductrices soient-elles, ont contribué depuis des années à permettre à des mecs de, peut-être, améliorer l’image qu’ils avaient d’eux-mêmes, et de rencontrer des gars à qui ils pourraient plaire.

 

Depuis quelques années je suis un observateur, tranquille et silencieux, des ours. C’est ainsi qu’on catégorise, si je résume, les mecs gays poilus avec un IMC élevé. Certains voudraient aussi que ce soient plus clairement des mecs de plus de trente ans, voire de plus de quarante ans. D’autres qu’ils soient uniquement gros et rond, et pas carrés et musclés. Et fatalement, des subdivisions sont apparues pour permettre à chacun de s’y ranger et d’ajouter sa petite étiquette de fétichisme ou de simple « préférence » dans son identité, réelle mais surtout numérique. On a donc les « cubs » (les ours jeunes), les « muscle bears » (les ours qui fréquentent les salles de gym), les « loutres » (les mecs qui ont toutes les caractéristiques des ours sauf l’IMC élevé), les « ours blancs » (les ours qui ont plus de cinquante ans et des cheveux blancs), les pandas (les ours asiatiques)… et plein d’autres sous-catégories qui permettent à chacun de trouver une place.

 

Et pourquoi pas après tout. La démarche est souvent critiquée. Pourquoi se mettre dans une case ? Au-delà des ours, il y a les twinks, les gym queens, les white gays, les clubbers, les wolf… et chacune de ces « niches » a ses codes, sa culture, ses exigences plus ou moins officielles. La page wikipedia sur la communauté bear est à ce titre assez parlante, et je n’avais même jamais fait attention aux critères vestimentaires, par exemple, qui devraient apparemment être pris en compte pour être considéré comme un ours.

 

Si j’observe les ours, c’est bien évidemment parce que je couche parfois avec. Ils cochent pas mal des cases de ce qu’on pourrait appeler mon « type » de mec, et même si je ne me sens pas appartenir à la communauté ni à ses codes, il faut bien reconnaître que je les trouve mignons. Leur appellation d’ours ne faisant qu’en rajouter une couche sur leur aspect costaud, rond et rassurant, presque peluche, qui fonctionne très bien sur moi.

 

Mais je trouve aussi que la notion, à force de s’élargir et de se subdiviser, se perd un peu en route. Le mouvement bear trouve ses racines dans une démarche body positive, organisant la communauté des mecs costauds et poilus autour de codes et de sociabilités qui leur sont propres, au sein d’une communauté gay qui, au détour des années 70-80, s’était largement formatée autour d’un type de corps particulier, un moule dans lequel il était difficile de rentrer, et qui de fait devenait excluant : l’imagerie gay des années 80, à travers la photographie, la pornographie et l’ensemble des représentations visuelles offertes au public, faisait en effet la part belle aux mecs blancs, sportifs, gaulés, à la pilosité maîtrisée voire inexistante, au brushing impeccable et aux dents blanches immaculées. Si tu étais un petit chauve trapu, tu n’étais clairement pas dans les canons, et si tu ne souhaitais pas te tourner vers des subcultures plus tolérantes comme la communauté cuir, trouver ta place pouvait être difficile.

 

Les ours sont donc avant tout, en tant que communauté, une réaction à des normes aliénantes et à des injonctions physiques qui créaient de la souffrance. Mais à force de s’ouvrir et de mettre des étiquettes sur ses subdivisions (dans une volonté inclusive, je n’en doute pas), la communauté ours a peut-être laissé le loup (littéralement, huhu) entrer dans la bergerie. Car si les normes esthétiques parfois oppressantes des mecs parfaitement gaulés et n’ayant jamais rencontré de problèmes d’image ou d’estime de soi liés à leur corpulence ont longtemps été tenues à l’écart de la communauté bear, cela s’effrite avec le temps.

 

Je ne compte plus le nombre de posts Instagram où le tag #bear ou #gaybear apparaît, pour servir de description à un mec athlétique qui a vaguement de la barbe et qui n’a jamais dû se sentir gros ou déconsidéré en raison de son physique imposant. Je comprends pourquoi des mecs veulent pouvoir se rattacher à une communauté existante. Je comprends même pourquoi certains peuvent vouloir « surfer » sur un mot-clé ou une tendance pour se faire repérer en ligne par des mecs qui, après tout, ne sont pas attirés que par les mecs poilus et corpulents. Mais si tu es gym rat ou chaser, mec, stay in your line. Oui c’est encore une injonction à rester dans sa case, mais merde, à la fin ! Tu peux apprécier les bears (les ours), être attiré par eux, coucher avec eux et même côtoyer leurs bars et leurs lieux de sociabilité. Mais t’approprier leur mot, leurs codes et leur « étiquette », ça revient à saboter leur communauté de l’intérieur en y réintroduisant des critères esthétiques, et bientôt des injonctions, qui sont justement ce à quoi cette communauté cherche à échapper.

 

Je n’estime pas être un ours. Sur les apps, on me prend parfois pour un ours, en raison de mes photos de profil parfois trompeuses car savamment cadrées en évitant mes épaules voutées et mes bras maigrichons, qui donnent l’impression que je suis plus « carré » que je ne le suis vraiment. Mais jamais je ne revendique l’étiquette d’ours, et quand on me dit « salut bel ours », je corrige le mec immédiatement : non, vraiment, merci, j’aimerais bien être un costaud viril trapu poilu, mais je suis juste un grand maigre longiligne avec du bide avec qui les gens veulent davantage coucher depuis qu’il a de la barbe, rien de plus. Je ne me range dans aucun code ours en-dehors d’une vague pilosité, et je ne prétends pas être victime des discriminations qui touchent un mec rond dans notre société si normative et, plus douloureusement, dans notre large communauté LGBT si prompte à reproduire des discriminations en son sein.  

 

Mais évidemment, si je croise un char ours à la Pride de Lyon (ce sera ma première, ce week-end, en tant que lyonnais), je m’en approcherai, je leur manifesterai mon soutien, et peut-être même que je défilerai un peu avec eux. Mais je n’irai pas m’approprier leur combat et leur image cool pour gratter des likes sur Instagram, alors que je ne souffre pas et n’ai jamais souffert de discriminations liées à mon poids, ma pilosité ou ma corpulence.

3 thoughts on “Les faux ours

  1. Tto

    juin 9, 2022 at 6:05

    Tu pointes (sans mauvaise allusion) le symptôme de l’étiquette dont, je te rejoins, l’utilisation est forcenée voire quasiment caricaturale désormais. Certes, elle existait depuis longtemps mais les réseaux sociaux n’en ont fait qu’accélérer le systématisme voire la construction en nouvelle norme socialisante.

    Je rapproche cela de l’évolution (il y a de nombreuses années) qui a permis à des garçons comme moi de ne plus se sentir différent. Quand j’étais petit, le poil était un signe de virilité indispensable. Aussi, quand tu es imberbe et que l’âge aidant ta pilosité faciale ne s’est pas encore imposée, c’est compliqué (et je passe sur la couleur des cheveux quand tu n’es pas brun). Puis, la mode du glabre est arrivée et être imberbe sur le torse devenait furieusement tendance au point que certains studios pornos en ont fait une utilisation démesurée jusqu’à résumer le post-adolescent imberbe en un « twink » … une étiquette de plus. Depuis, la mode se démode si facilement que le mouvement de balancier s’est inversé mais cela fonctionne toujours de la même façon.

    Catégoriser, c’est pratique, c’est facile … c’est même toujours un réflexe. Le seul problème, c’est que parfois, c’est réducteur et qu’on s’arrête précisément à ce raccourci. Heureusement, tout le monde ne le fait pas 😉

    • Vinsh

      juin 10, 2022 at 11:31

      Je comprends le besoin d’étiquette, en vrai. Je comprends que ça « rassure » de ne pas se savoir seul, de se dire qu’on peut « rentrer dans une case » de gens qui plaisent. Mais ça ne se limite pas à ça, bien sûr. Ce que je cherchais à dire c’est qu’à la base ces étiquettes servent à des minorités pour s’organiser et se protéger dans une société très dure envers les mecs pas minces, pas musclés, pas blancs… et qu’au final des mecs minces musclés et blancs viennent se coller ces mêmes étiquettes sur le front, pour se faire une image de minorité opprimée dans la communauté à peu de frais, et sans en subir, eux, les inconvénients.

Les commentaires sont fermés.