Le malvenu

 

 

Je n’ai pas beaucoup d’attentes vis-à-vis de ma belle-famille. Je fais partie de ces gens qui ne croient pas qu’en épousant quelqu’un, on épouse toute sa famille, dans le sens où ce sont des gens qu’on va ensuite être obligé de côtoyer pendant des décennies, pour les week-ends, les vacances, les fêtes, et qu’on devra en permanence veiller à maintenir une bonne entente avec eux. Une sorte de diplomatie parallèle au mariage lui-même, à laquelle on s’engage autant qu’au reste, a priori, quand on passe devant le maire.

 

Mais non, je ne crois pas trop à ce truc-là. J’ai grandi dans une famille où, si mes souvenirs d’enfance me montrent que les adultes ont bien tenté de nous préserver, la mésentente entre famille et pièces rapportées a toujours été là, sous le vernis diplomatique et les quelques années de « paix sociale », où tout allait à peu près bien. Je ne crois pas qu’il faille se forcer. Si tu peux pas blairer ton beau-frère ou ta belle-mère, c’est que bien souvent c’est valable dans l’autre sens, mais je ne pense pas que cela condamne ton mariage. Les gens sont généralement assez grands pour s’éviter consciencieusement et se saluer poliment uniquement quand c’est nécessaire. Ce n’est pas épouser ta belle-famille que de composer avec eux, à la marge de ta vie de couple. Collègues, amis d’amis, il y a dans la vie plein de gens qu’on côtoie par convention sociale. Ce n’est pas le bagne, ni un mariage parallèle, c’est juste de la vie en société. Tout le monde n’est pas ton meilleur ami, et chaque interaction sociale n’est pas la teuf. Je pense qu’on peut tous vivre en acceptant ça.

 

En me mariant il y a un peu plus d’un an, je savais que je n’épousais pas ma belle-famille. Bien sûr, quelques cousins et cousines de mon mari me croiseront parfois, à Paris ou ailleurs, généralement dans des circonstances informelles. Je sais que certains d’entre eux m’aiment bien, même s’ils me trouvent intimidant (puisque je le suis). Mais la situation est telle qu’a priori, ils ne me croiseront pas dans des circonstances plus formelles. Les mariages des copains oui, parfois. Les mariages de cousins non, jamais. Les week-ends à Paris où on peut se croiser autour d’un verre dans un bar, oui. Les dîners chez les beaux-parents, non.

 

C’est comme ça. Je ne suis pas le bienvenu dans les événements « officiels » de la famille. Pas un mariage où la « génération du dessus », les oncles et tantes ou grands-parents, pourraient identifier qui je suis et, apparemment, taper un scandale. Pas un shabbat. Pas les naissances. Pas une nuit sous le toit des beaux-parents. Pas même un café dans le salon de belle-maman. Je me suis habitué à l’idée que ça n’arriverait probablement pas avant un long moment, et quand ce sera le cas, ce sera certainement très ponctuel, pour apaiser les esprits échauffés, et pas une nouvelle coutume.

 

Je ne le reproche pas à mon mari. Enfin, je ne le lui reproche plus. Avec les années, j’ai appris à comprendre que ses circonstances familiales ne sont pas les mêmes que les miennes, que son éducation est différente, et que sa volonté de s’imposer à ses parents n’était pas celle que j’avais eue avec les miens.

 

Je tique encore un peu, parfois, quand on monte à Paris, et qu’il y a ce fonctionnement tacite d’évitement de la belle-famille. Un truc qui semblait « naturel » quand on y habitait mais qui a un aspect plus organisé maintenant qu’on n’y est plus que de passage de temps en temps. Ce sont seulement des petits détails.

 

C’est l’hôtel qu’on réserve quand on monte une nuit à Paris pour un spectacle ou un concert, alors que s’il était seul il irait chez ses parents. C’est les 3-4 heures où il part déjeuner chez ses grands-parents et où à aucun instant il n’est question que je sois invité. C’est ses expéditions seul chez son frère pendant que je reste en ville, pour offrir à sa nièce, que je n’ai jamais rencontrée, des cadeaux qu’on a achetés ensemble.

 

Avec les années, s’est installé ce fonctionnement tacite, que je connais trop bien pour avoir rencontré une pression similaire dans ma propre famille : on sait que tu es gay, mais on veut pouvoir faire comme si on l’ignorait, comme si ça n’existait pas, donc ne viens pas nous provoquer en « normalisant » ça, en nous agitant ton mec sous le nez, on ne veut pas le voir. Étant un enfant bourgeois gâté, dans une famille sans excuse religieuse pour son homophobie latente, j’ai rapidement envoyé chier mes parents sans vergogne quand ils ont tenté d’établir des limites de ce genre. Ne va pas faire comme si je devais avoir honte ou comme si le problème de ton homophobie de gros blaireau venait de moi. Je n’ai rien à me reprocher. Alors leurs petits ultimatums grotesques pour ne pas se confronter à ce que leur petit cœur d’hétéro pouvait supporter de vivre (genre croiser mon mec, ou qu’il soit le bienvenu pour déjeuner à la maison si on passe dans le coin), ça a été non. Avec lui comme avec les précédents. D’autant que mon frère, lui, ne s’est jamais gêné avec ses copines ni n’a jamais essuyé la moindre remarque, même quand il avait quinze ans. Alors tu penses bien que moi, à trente-sept balais… Donc non, déso. Mon mec vient passer Noël à la maison, on dort dans la même chambre, je ne vous demande pas votre avis. Et puis quoi encore…

 

Mais lui n’arrive pas à faire ça avec sa famille. Il les « respecte » trop, ne veut pas qu’on lui reproche des choses. Il est plus sensible que moi à la culpabilisation, ne veut pas créer des tensions entre ses parents (l’un étant très légèrement moins hostile que l’autre, mais refusant d’être un peu sympa au risque de se compromettre vis-à-vis du second). Alors on continue à jouer tacitement à faire comme si c’était moi qui évitais mes beaux-parents ou mes beaux-frères (dont certains ne m’ont même jamais croisé) alors qu’ils savent tous que j’existe et qu’on est mariés.

 

Je ne me bats pas vraiment pour que ça bouge. D’abord parce que rien ne me donne l’impression que ce soient des gens sympas, ouverts et cools : les rencontrer et passer des apéros avec eux n’est pas en top priorité sur ma to-do-list. Ensuite parce que je n’ai pas à quémander une invitation pour boire un café cinq minutes dans leur salon, quand bien même on pourrait alors jouer le jeu de la « normalité » que je ne dorme pas là quand on vient à Paris à deux alors qu’il y a la place (on pourrait toujours se raconter qu’on a pris un hôtel parce que c’est plus pratique pour rentrer tard de soirée, par exemple) (ce serait faux, mais bon). Enfin, parce que comme tous les mecs mariés ou à peu près, je suppose, j’aime autant avoir du temps libre à Paris que de passer trois heures à table entre le beau-père et la grand-mère, à essayer d’en placer une au milieu de gens qui se connaissent depuis toujours et à manger des trucs que je n’ai pas forcément envie de manger.

 

Je ne mets donc pas d’ultimatum à mon mari pour qu’il éduque ses parents et qu’on soit enfin les bienvenus chez eux (ou même au resto, en terrain « neutre »), parce qu’une partie de moi s’en accommode. Tout le monde, ou presque, autour de moi, me demande comment je fais. Je ne sais pas. Je le fais, c’est tout. Je suis quelqu’un de relativement passif, placide, absent de ma propre vie, je n’ai pas besoin d’être le centre de l’attention ou que tout tourne autour de moi. Je peux suivre le mouvement sans faire d’histoire, tant que mes quelques besoins sont satisfaits, je ne deviens pas grognon, je fonctionne. Alors ne pas avoir le droit de me taper un détour de deux heures pour aller boire un café semi-malaisant quand je suis de passage à Paris : je m’en arrange.

 

Ce qui est ennuyeux, c’est que, au bout de huit ans de relation et d’un an de mariage, ni lui ni moi n’avons acquis dans sa famille la place et la légitimité qui devraient être les nôtres. Des petits inconforts qui ne vont aller qu’en empirant avec le temps. Le mariage d’un cousin auquel on lui demande ouvertement de ne pas venir avec son mari (alors que les mariés le souhaitaient) car sinon ça « ferait des histoires » et ma sécurité ne serait « pas garantie ». Des refus de descendre de voiture de certains d’entre eux quand ils sont passés à Lyon en se rendant à un autre mariage et qu’ils voulaient passer cinq minutes voir notre appart (enfin, « notre », plutôt « son » appart, hein, moi je fais partie du mobilier). Des portes devant lesquelles il ne vaut mieux pas attendre, au risque que ce ne soit pas la bonne personne qui en sorte. Des conneries. Des trucs auxquels je n’ai pas envie de jouer parce que je ne suis pas un gosse de seize ans qui doit faire le mur pour voir son copain, et que je ne me sens nullement honteux d’être qui je suis.

 

Mon sentiment, c’est qu’après tout ce temps, ça devrait être normal qu’on passe dire bonjour à sa mère autour d’un café quand on est de passage à Paris, même sans rester pour le dîner ou pour dormir. Ça devrait être normal que je sois convié de temps en temps à la même table que les autres pièces rapportées, quand bien même ça me ferait chier de passer quatre heures à table à ne pas réussir à en placer une au milieu de quinze séfarades qui parlent fort. Ça devrait être normal, peut-être, dans quelques années, si jamais on a un gamin, qu’il puisse l’emmener voir ses grands-parents sans faire semblant que le deuxième papa n’existe pas. Ça devrait être normal qu’on soit là, qu’on soit acceptés, et que ce ne soit pas un drame abject pour eux, comme s’ils en étaient encore à J+1 après le coming out de leur fils, de leur frère.

 

Mais nous n’en sommes pas là. Et bien plus encore que cela m’ennuie pour moi (pour des raisons essentiellement logistiques, donc, et aussi parce que ça me fait rouler les yeux au ciel de ridicule et de dramatisation inutile), cela m’ennuie pour lui.

4 thoughts on “Le malvenu

  1. Matoo

    juin 14, 2022 at 11:41

    C’est fou ce truc de se voiler la face et en l’acceptant comme si c’était la bonne manière de se comporter. Ce que tu décris ne peut être que transitoire dans mon système de valeurs, c’est fou fou fou. Autant quand on mettait un immense voile de fausse pudeur jusque dans les années 70-80 où les pédés n’étaient que des célibataires endurcis, c’était une chose, mais là tout est vraiment su, on choisit délibérément de subir une lobotomie pour que cela soit conforme avec sa vision du monde imposée à tous.

    Bon après, le plus important c’est que vous soyez bien heureux ensemble et épanouis, et qu’il ne soit pas non plus fâché avec sa famille. Et même si je peste là, je ferais tout comme toi à ta place, parce que c’est lui qui compte quoi. 🙂

    • Vinsh

      juin 14, 2022 at 11:57

      C’est assez difficile de lutter contre ça, je trouve. Je ne sais pas si ça vient de nos familles ou de nos approches respectives (mon approche étant beaucoup plus « conflictuelle » que la sienne), mais par certains aspects, ses parents comme les miens n’ont pas beaucoup progressé depuis l’étape coming out. Peut-être parce qu’on a vécu nos vies amoureuses loin de leurs regards désapprobateurs et que, du coup, on ne les a pas bien habitués à dédramatiser la situation. Peut-être parce qu’on ne partage pas assez de choses avec eux. Probablement parce qu’on ne leur fait pas confiance. Leur bienveillance n’est pas inconditionnelle, alors on préfère s’en passer et segmenter nos vies.
      Mais cette absence de progression des parents en huit ans pour lui (et très faible progression en presque vingt ans pour moi) me laisse pantois et, je dois le reconnaître, un peu impuissant.

      • Matoo

        juin 14, 2022 at 3:24

        Ah oui, moi je suis super dur avec eux, hu hu hu. Mais ils sont assez cool (c’est une donne de base pas évidente déjà) et ils ont compris que j’allais rester leur fils ad vitam, donc ils assument. LOLILOL Je me bats pour les dégenrer un peu maintenant. :DDD

        • Vinsh

          juin 15, 2022 at 3:48

          Je suis bien loin d’en être là avec les miens. Et mon mari avec les siens, j’en parle même pas ! :p

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