Les baisers furtifs

 

La hookup culture a la réputation d’être un peu anesthésiante pour les émotions, et parfois pour la libido. L’abondance générerait une sorte de satiété, puis presque un désintérêt, par période, pour le sexe. Puisque les partenaires sexuels sont multiples, le sexe serait démonétisé, dépouillé de sa dimension émotionnelle puisque dépourvu de dimension amoureuse dans la plupart des cas. Puisque les codes de la séduction sont majoritairement expurgés des conversations sur Grindr et sur Scruff, les rencontres seraient de plus en plus insignifiantes au fur et à mesure que leur nombre augmente, forcément, le temps passant. On perdrait l’émotion de la drague, du désir qui monte peu à peu entre deux personnes qui se cherchent, de l’incertitude de véritablement plaire à cette personne qu’on a à peine quitté des yeux depuis qu’on l’a aperçue dix minutes avant.

 

Je comprends une partie de ces critiques. Malheureusement, elles sont souvent formulées par pudibonderie, par envie de discréditer les couples libres et les célibataires qui profitent de leur temps libre pour exercer leur liberté sexuelle. Car si je comprends que c’est quand même sympa de coucher avec quelqu’un qu’on aime bien, ou qu’avec Grindr la drague est un peu expéditive, cela n’enlève rien à cette sensation de liberté, ni à l’intensité du désir sexuel, pour peu qu’on ne le confonde pas avec l’amour.

 

Ce qui est en revanche particulièrement excitant quand on bénéficie de cette liberté, c’est en effet de faire des rencontres impromptues, imprévues, hors des applis et des 5 à 7 négociés sur Grindr. Croiser quelqu’un dans un lieu et dans des circonstances qui n’ont pas été prévus pour se draguer, et se remarquer de loin, commencer à remarquer les coups d’œil furtifs que nous jette l’autre, entamer un ballet plus ou moins subtil pour se tourner autour à distance sans trop se faire remarquer de ses accompagnateurs.

 

Tu entres en boîte, tu n’es pas seul. Ton mec est là, tes potes aussi. Tu balaies l’assemblée du regard, peu de gens te plaisent. Comme souvent, d’ailleurs. Être non-exclusif n’empêche pas d’être sélectif. Puis tu le remarques, lui, là, avec ce je ne sais quoi qui t’accroches un peu. Il est avec ses potes aussi. Peut-être même avec son mec. Il n’est pas forcément ton type. Ou au contraire, il l’est complètement, et tes compagnons de soirée convergent leurs regards vers toi parce qu’ils sont sûrs que tu es déjà en train de le mater en loucedé. Mais au bout de quelques minutes, tu vois que lui aussi regarde un peu dans ta direction, de temps en temps, furtivement. Il ne soutient pas encore ton regard. Pour l’instant vous vous cherchez sans trop savoir, l’un l’autre, si vous vous plaisez ou si c’est juste comme ça. Vous doutez encore tous les deux de la nature des regards reçus. Puis vient le meilleur moment, celui où son regard se porte vers toi en même temps que tu es en train de le regarder. S’il ne détourne pas les yeux au bout d’une seconde, c’est qu’il a déjà commencé à soutenir ton regard. Les doutes commencent à s’envoler. Et là, est-ce que tu surinterprètes encore ou est-ce une libération, un déblocage : le coin de sa bouche commence à esquisser un sourire, toujours en te regardant. Ses yeux sur toi deviennent plus parlants, son intérêt plus manifeste. A ce moment-là, tu continues à boire ton verre ou à danser comme si de rien n’était. C’est comme si les dizaines de personnes entre vous n’étaient pas là, ne vous voyaient pas. D’ailleurs la plupart du temps, effectivement tous ces gens ne vous calculent pas, ne remarquent pas l’électricité qui commence à circuler entre ses yeux et les tiens. C’est invisible pour qui ne fait pas attention à vous. Tu es dans cet état un peu fébrile où tu as l’impression de détenir un secret important alors que tout le monde autour de toi pourrait le remarquer en te prêtant attention plus de deux secondes. Tu te sens grillé à dix kilomètres, mais étrangement invisible. Peut-être que tu as seulement l’air bourré, en fait, tu ne sais pas. Tu regardes désormais ton partenaire de jeu, qui danse ou va chercher des verres au bar en s’arrangeant pour passer pas loin de toi. Tu ne veux pas être ce gros relou qui voit des signes de drague là où il n’y en a pas. Mais ces regards échangés un peu plus tôt ont quelque chose de bizarrement limpide, bien que non verbal. Tu sais que si tu te retrouves seul avec ce mec, vous allez vous pécho. Parfois ça arrive d’ailleurs, mais souvent ça n’arrive pas. Ça reste au stade de ces échanges silencieux. Si ça arrive, c’est que tu t’es isolé du groupe quelques minutes, que tu es sorti fumer une clope, allé aux toilettes ou au bar, parti dans l’autre salle où un autre DJ joue de la musique techno. Ce qui est sûr, si tu fais ça, c’est que ce n’est pas innocent. Tu sais dans quelle direction tu vas, tu sais que tu risques de le croiser de plus près. Et si le hasard, ou une bonne coordination silencieuse entre vous, vous aide, tu vas inévitablement le croiser, effectivement, dans un couloir, dans la queue des toilettes, dans les escaliers ou quelque part au milieu de la foule. Et là… là ça dépend de vous. Soit il commence à te parler à l’oreille pour entamer une phase de drague plus conventionnelle, soit il te tire par le T-shirt et te roule directement une pelle, huhuhu. Ce baiser volé, c’est une décharge d’électricité et d’excitation, un truc qui n’appartient qu’à toi et qui t’arrache quelques secondes à ta réalité. C’est une confirmation que tu as toujours des choix, des chemins de traverse à côté des chemins tout tracés. Que tu es libre. Mais ça ne dure pas longtemps, il faut déjà retourner vers tes potes, vers ton mec, alors que cette parenthèse clandestine se referme déjà. Bien sûr que ce n’est qu’une parenthèse, un chemin de traverse que tu entrevois mais que tu ne prends pas.

 

Ces baisers furtifs, volés, évidemment je ne les collectionne pas. C’est plutôt un alignement assez rare de circonstances favorables, et évidemment ce sont de petites brèches dans lesquelles on s’engouffre parce que notre mari n’est certes pas loin, mais tout de même pas là. Je ne vais pas m’amuser à galocher des mecs sous les yeux du mien. Mais parfois, même si ce n’est pas glorieux, ces rencontres imprévues et ces baisers furtifs redonnent un peu d’excitation, de clandestinité et de danger dans la liberté qu’on s’octroie. Et je comprends, parfois, qu’une rencontre fortuite et qu’un peu d’incertitude dans les jeux de regards soient plus grisants, dans cette liberté soigneusement négociée et régulée, qu’un plan cul Grindr qui t’attend à quatre pattes.

 

Toute la magie du truc tient bien sûr dans sa brièveté et sa clandestinité. SI je me fais gauler en train de faire ça, je me trouve un peu penaud d’avoir profité de l’inattention de mon mec ou de mon groupe de potes pour tenter un truc en douce. Quand ça arrive à mon mec, lui aussi se sent un peu merdeux d’avoir tenté sa chance et de s’être fait prendre la main dans le sac. Et ce n’est pas très agréable, pour le partenaire, de devoir improviser une réaction « cool » face à ce genre de petite incartade dans un contexte qui n’était pas prévu pour s’offrir une petite tranche de tchoin. Mais quelque part, je comprends. Je ne lui reproche pas d’avoir ressenti un petit frisson de liberté et de séduction. Moi aussi, à la même soirée ou à une autre, j’aurais pu croiser le regard de quelqu’un qui me plaît, comme ça, là, pour quelques minutes. Mais ce n’est pas une magie qui tient à l’épreuve de la vraie vie et de la relation de long terme qu’on entretient depuis huit ans, bien sûr. Si ça m’arrive, je vais juste bouder un peu parce que je suis obligé, compte tenu de ma configuration de couple et de mes principes, d’improviser une réaction désinvolte. Mais la vérité, c’est que je comprends. Que j’en fais parfois autant. Et que je ne me sens pas menacé par ces baisers volés à ma distraction. C’est juste plus cool pour tout le monde si cela reste circonscrit dans une petite bulle, une petite parenthèse clandestine. Un bout de jardin secret qui permet à la hookup culture de n’être pas qu’une succession de plans cul, mais aussi, un peu, un frisson d’aventure et de liberté volée aux circonstances.

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