Le jeune mec du vestiaire

 

 

L’autre jour, je suis allé faire un tour au sauna. Il ne s’y est rien passé d’inhabituel : le hammam, le bain à bulles, les couloirs dans lesquels les mecs déambulent, les cabines où parfois certains osent entrer. J’avais un peu de temps libre, j’y suis allé, j’ai fait mes trucs et je suis rentré.

 

En repartant, j’ai assisté dans le vestiaire, en me rhabillant, à une scène à la fois étrange et familière, à laquelle je n’ai pas su comment réagir, et ça me travaille un peu depuis. Deux protagonistes à environ deux mètres de moi, devant un placard de vestiaire ouvert. Le premier, un jeune mec dans la vingtaine, à peu près ma taille, serviette autour des hanches. Le placard ouvert est le sien. Il a l’air d’être sur le départ, lui aussi. Le deuxième mec est à moins de trente centimètres de lui. Un gars assez maigre, chauve, à lunettes rondes, la cinquantaine. Pas bedonnant mais pas athlétique, plutôt sec, avec à travers ses verres épais un type de regard que j’ai déjà croisé : mi-concupiscent mi-chien battu, qui s’attarde un peu avec insistance pour voir s’il y a moyen. C’est un vieux mec un peu en chien, quoi, le genre dont on n’a pas vraiment peur, avec lequel on n’a pas envie d’être impoli quand on a compris qu’on ne serait soi-même pas jeune et fringant pour toujours, mais dont la manière un peu creepy de quémander de l’attention et des faveurs sexuelles ne le rend simplement pas très attirant.

 

Le vieux mec n’a pas sa serviette autour de la taille. Il la porte sur l’épaule, et se tient là, sa grosse bite pendante à l’air. Son atout-maître, estime-t-il probablement. L’argument qui lui permet peut-être de baiser des mecs canons, si jamais il n’aime que les jeunes et a renoncé à plaire pour son physique de notaire à dix ans de la retraite. Il est debout, de trois quarts, devant le placard ouvert du jeune mec, il obstrue presque le passage. A première vue, on pourrait croire qu’il attend que le jeune mec libère la place pour pouvoir ouvrir son propre placard. Mais non. Il le regarde avec insistance, silencieusement, attend que le jeune soutienne son regard et réponde à ses avances.

 

Je ne sais pas trop comment interpréter la scène, je viens d’arriver. Je ne sais pas s’ils arrivent ensemble d’une cabine, si le plus vieux a suivi le plus jeune, s’ils se sont chauffés avant ou s’ils viennent de se croiser. Ce que je vois en revanche, c’est qu’il y a un malaise. Le jeune mec, toujours avec sa serviette autour de la taille, essaie de sortir ses affaires de son placard sans entrer en contact physique avec l’autre. Le vieux mec reste là, immobile, et avance sa main, lui palpe le paquet sous la serviette lorsqu’il fait mine d’approcher l’intérieur de son placard. Le jeune écarte sa main d’un geste un peu timide. Je ne sais pas trop s’il connaît son soupirant, s’ils ont fait des trucs avant. L’impression que j’ai, c’est que non. Que le mec lui est tombé dessus là, il y a quelques instants, et a jeté son dévolu sur lui. Mais je doute. Peut-être est-ce juste qu’il n’a pas envie de se faire peloter dans le vestiaire devant tout le monde par un mec avec qui il a couché il y a dix minutes. Je ne sais pas et du coup je ne fais rien.

 

Le jeune mec remet son caleçon, son pantalon. Le vieux mec est toujours là, bloquant à moitié son accès à son placard, immobile, la bite à l’air, à le regarder avec toujours la même insistance. Il essaie à nouveau de lui attraper la bite à travers son pantalon, et le jeune mec le repousse encore de la main. A ce moment-là j’ai moi-même largement commencé à me rhabiller, et j’ai envie de dire à voix haute « eh oh mec, ça fait deux fois qu’il te fait comprendre que c’est non, là, ça suffit ». Mais ça ne sort pas. Je bloque, conscient d’une sorte de lâcheté teintée de politesse et d’ordre social. Je m’aperçois que je ne suis même pas dans une réaction sociologique d’effet du témoin (quand les témoins d’une agression ou d’une situation de harcèlement en public n’interviennent pas car chacun compte sur une autre personne présente pour intervenir en premier) : je ne crois pas que d’autres personnes dans le vestiaire aient fait attention à ce petit manège, je ne compte pas sur un autre pour intervenir, je n’ai même pas peur du vieux mec tout sec entièrement nu, armé de sa seule serviette, je sais qu’il battrait en retraite avec un regard de chien battu si je l’engueulais. Mais je ne fais rien. Tout ça n’a probablement duré que trente ou quarante secondes sous mes yeux. Je crains d’avoir mal interprété la situation, d’intervenir dans un truc entre deux mecs qui se connaissent, d’être intrusif. Alors je n’engueule pas le vieux mec, qui reste planté là devant le jeune qui se rhabille, à moitié dans son passage.

 

Le jeune mec veut remettre ses chaussettes et jette brièvement un œil par-dessus son épaule pour chercher un appui. Comme j’ai un tabouret devant mon propre placard et que j’ai presque terminé, je lui fais un petit signe, je pousse le tabouret de quelques centimètres dans sa direction, pour qu’il comprenne qu’il peut venir s’asseoir là. Il le fait. Je suis en train de mettre mon manteau pendant que le jeune gars remet ses chaussettes et ses chaussures. Le vieux mec s’est un peu rapproché. Je ne sais pas trop à quoi il s’attend à ce stade. Que le jeune mec change d’avis et lui attrape soudainement la verge pour le soulager ? Il est debout, le regard baissé vers le jeune, qui fait silencieusement ses lacets. Sa grosse bite est à quelques centimètres de son visage, l’autre reste impassible. En partant, je touche brièvement l’épaule du jeune mec en disant « ça va aller ? ». Il me marmonne un « hmm » affirmatif. Il a presque fini. Lorsque je sors du sauna et me retrouve dans la rue, je reste un instant sur le trottoir, le jeune mec sort une trentaine de secondes après moi et part dans la direction opposée.

 

Cette scène est beaucoup repassée dans ma tête. Je ne crois pas que l’expérience soit un gros traumatisme pour le jeune mec. On a tous, ou presque, fait l’objet d’attentions non désirées, surtout dans des lieux comme les saunas. Quand c’est le cas, il y a toute une grammaire, tout un langage corporel et silencieux, pour faire comprendre à l’autre qu’on n’est pas intéressé. Et je pense que ce jeune mec a mobilisé ce langage. En face de lui, il avait un vieux mec pas terrible, qui semblait miser sur sa grosse bite, son physique pas menaçant et son air de chien battu derrière ses épais verres de lunettes pour arracher, probablement de guerre lasse, un dernier détour dans une cabine avant de partir, ou juste un touche-pipi rapide dans les vestiaires. Et le vieux mec n’a pas flanché. Il a reçu des signes très clairs de désintérêt, et il est resté planté là à attendre que l’autre change d’avis, à retenter d’avancer une main quelques secondes plus tard. Il n’a pas battu en retraite, n’a pas renoncé avant que le jeune mec soit parti. En un mot comme en cent : il a insisté.

 

Je ne veux pas faire pleurer dans les chaumières ni crier au #metoo des établissements de cul. Mais je ne pense pas pour autant que le sujet mérite d’être balayé d’un revers de main, ni qu’il faille slut shamer ceux qui subissent ce genre de comportement en se fendant d’un lapidaire « oh c’est bon, c’est un sauna, le jeune mec était là pour ça ». Bah non, en fait. On est là pour faire ce qu’on veut, pas ce qu’on ne veut pas. On ne laisse pas son consentement à la porte quand on entre dans un sauna ou un bar à backroom. On ne devient pas un consommable sexuel qui n’a plus de droit de regard sur ce qui lui arrive juste parce qu’on est dans un lieu dédié aux rencontres sexuelles. Non, c’est non. Et c’est non partout, tout le temps, en toutes circonstances, même s’il y a eu drague ou signaux mal interprétés avant.

 

Ce qui me questionne, c’est mon absence de réaction, mon blocage au moment d’intervenir verbalement pour envoyer paître le vieux mec, après la deuxième main au paquet repoussée par le jeune. Les sentiments, impressions et injonctions qui se bousculent dans la tête pendant ces quelques secondes. Ces trucs qu’on n’a pas envie de faire ou d’être, ces freins mentaux. Peur d’avoir mal interprété une situation silencieuse. Pas envie d’humilier le vieux mec dans le vent qu’il est déjà en train de se prendre, dans son désir non réciproque. Pas envie d’infantiliser le jeune mec dans sa démarche somme toute maîtrisée de repoussage poli des avances du monsieur. Impression que ce vieux mec est peut-être dans une routine de rejet et de solitude qu’il comble maladroitement en cherchant de l’attention autour de son membre turgescent. Projection dans ma propre volonté de me dépatouiller seul de ce genre de situation si ça arrive, mais aussi dans ma probable gratitude si un inconnu s’interposait pour moi. En ne disant rien, j’ai peur de n’avoir pas contribué à éduquer, à inciter chacun à s’améliorer, à assainir l’ambiance parfois propice à ce genre de moments gênants dans les saunas. Au final, une question, qui se pose de nouveau face à chaque nouvelle situation un peu gênante, qui comporte forcément, à chaque fois, son lot d’inédit : à partir de quand est-il opportun d’intervenir dans une scène dont on est spectateur et où l’on n’est pas concerné ?

2 thoughts on “Le jeune mec du vestiaire

  1. Matoo

    octobre 28, 2022 at 11:58

    D’accord avec toi sur l’attitude vraiment naze du vieux gars. En revanche, c’est marrant que le jeune n’ait pas une attitude plus cash pour envoyer chier l’autre. Même si je comprends qu’on puisse ne pas avoir toujours l’aplomb pour le faire. Justement dans un sauna, et avec un type aussi explicite et provocant, c’est un coup à le regarder dans les yeux et dire « Non merci, tu veux autre chose ? ». Et j’imagine que ça lui ferait totalement passer à autre chose. ^^

    • vinsh

      octobre 28, 2022 at 12:04

      C’est étonnant comme certains mecs (parmi lesquels je me compte) restent assez timides dans ce genre de circonstances. Ce qui n’empêche pas, en face, d’être capable de « lire » la situation. Si un mec ne réagit pas favorablement à tes avances, ne te renvoie pas ton regard voire t’évite des yeux, c’est généralement assez clair. Le vieux mec n’était pas « prédateur », je n’avais pas peur pour le jeune mec, mais le malaise était vraiment là.

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