Les amis utilisables

 

 

Je n’aime pas rester fâché avec les gens. Ça me stresse de penser que la prochaine fois qu’on va se croiser sera désagréable ou juste bizarre parce qu’on n’a pas réglé un différend. Ça m’attriste d’imaginer qu’on ne se reverra peut-être plus. Et donc, forcément, ça m’allège quand la réconciliation point, quand la personne avec laquelle je suis en froid reprend contact, semble tendre un rameau d’olivier. Je crois que c’est un signe de faible estime de soi, de fuir comme ça le conflit et ses conséquences, ne pas être capable de supporter que quelqu’un ait une dent contre soi, de ne pas se sentir suffisamment autosuffisant si on n’est pas « validé » en permanence par toutes ses connaissances. Ou alors, peut-être que cela dénote un égo fragile. Je ne sais pas. Toujours est-il que j’ai tendance à accueillir avec soulagement les instants de réconciliation, annonciateurs de reprise de relations apaisées.

 

Lorsque Alex a repris contact avec moi quelques semaines après le désastre des vacances d’été, j’étais donc partiellement soulagé. Le timing était bon, à mon sens ; on n’avait pas parlé depuis plus d’un mois, mais entre le déménagement, la rentrée et le voyage en Espagne, j’avais été bien occupé et ne trouvais pas plus alarmant que ça de ne pas avoir trop de nouvelles, vu les circonstances. Nous reprenions tous nos vies et nos boulots, c’est tout. Je n’avais d’ailleurs pas pris le temps de revoir grand monde. Ces quelques semaines de silence radio étaient donc un moyen de « marquer le coup » de notre fâcherie larvée des vacances, tout en n’étant pas une franche marque d’hostilité : il restait possible de reprendre des relations aplanies.

 

Il a pris prétexte de passer chez moi me rendre un matelas gonflable qu’il avait emprunté quelques semaines auparavant, pour s’arrêter discuter un peu. Je me doutais bien que cette conversation était le but de sa visite. J’étais seul à la maison, je me disais que c’était mieux comme ça, mon mari n’étant pas dans de très bonnes dispositions pour cette reprise de contact (probablement a-t-il plus de force de caractère que moi dans l’adversité).

 

J’ai été un peu surpris de la dureté dont il faisait preuve avec lui-même dans un premier temps. Il m’a dit avoir honte de son comportement de cet été, qu’il allait vraiment très mal à ce moment-là et qu’il n’était pas dans son état normal, qu’il aurait dû mieux évaluer son état émotionnel avant le séjour et tout simplement annuler sa venue. Il se remettait en question, estimait qu’il avait été ingérable et qu’il nous avait pourri la semaine. Ce qui évidemment m’a rendu prompt à l’apaiser, à lui trouver des circonstances atténuantes, à lui dire que tout cela était pardonnable et qu’avec un peu de temps nous passerions à autre chose.

 

La suite de notre entrevue m’a moins surpris : il allait mieux, il avait donc réussi en un mois à mettre un peu d’ordre dans ses idées et ses émotions. Sa perception de la situation était moins catastrophique, moins « sans issue » qu’un mois avant. Il assumait désormais sa part de colère et de déception dans sa relation terminée avec son ex ; lequel a pu, par bon nombre d’anecdotes et de maladresses accumulées au fil des mois, devenir le méchant de l’histoire dont il a probablement besoin pour le moment, pour avancer. Il y a beaucoup de sujets de contentieux entre eux. Du sexe, de l’affectif, de l’argent, probablement de chaque côté des torts et des lectures biaisées des situations qui les ont liés. Je ne suis pas d’accord avec tout ce qu’il en dit, mais je comprends mieux son point de vue que pendant les vacances, où il était franchement confus. Il a un nouveau mec, aussi. Je suppose que ça aide. Et surtout il envisage désormais de quitter Lyon pour rentrer à Paris, puisqu’il était essentiellement descendu à Lyon pour vivre pleinement sa relation désormais finie. Nouveau job, nouveau mec, futur nouvel appart : pas étonnant qu’il soit dans un meilleur état d’esprit maintenant.

 

Mon mari a eu droit à à peu près le même récit quelques jours plus tard autour d’une bière. Ce qui m’a un peu pris au dépourvu, mais peut-être aurais-je du le voir venir, c’est de constater que ce retour a déclenché, dans les jours suivants, une avalanche de demandes de menus services, généralement envoyées dans une boucle de messages à trois avec lui et mon mari, sollicitant (l’un de nous deux étant bien obligé de répondre) de petites choses plus ou moins engageantes. Emprunter notre voiture (et au passage l’un d’entre nous pour la conduire, vu qu’il n’a pas le permis) pour faire son déménagement sur un week-end à Paris. Stocker ses affaires dans notre cave. Lui avancer un aller-retour en train pour aller voir son mec à Paris pour son anniversaire. Lui monter de grosses valises d’affaires à lui quand on fait un aller-retour à Paris pour le boulot. L’héberger une nuit parce que son ex, avec qui il vit toujours, organise une soirée et qu’il n’a pas envie de voir ses potes…

 

Nos téléphones sont devenus, à travers cette petite boucle de sms entre nos trois téléphones, de véritables petites grenades dégoupillées. Mon mari et moi sommes en connexion psychique permanente pour répondre de manière coordonnée à ces messages. Plusieurs fois par jour, une demande arrive. Nous ne sommes pas au même endroit, parfois l’un en télétravail et l’autre à Paris ou en réunion quelque part, mais nous savons que l’un ou l’autre doit répondre dans les prochaines minutes, prendre une décision qui va engager la tranquillité d’esprit et peut-être l’espace de l’autre. Nous temporisons, tentons parfois, presque honteux, de nous soustraire à un service qui nous dérange franchement. Nous cédons, parfois. Il relance, souvent. Je commence à me sentir manipulé et mon moral s’en ressent. Nous sommes redevenus des amis « utilisables ». Et si je n’ai aucun problème de principe à rendre des services, j’évite moi-même autant que possible d’en demander. Alors en demander à quelqu’un avec qui je viens tout juste de me réconcilier après une période de froid, honnêtement je ne me sentirais pas à l’aise. Ce qui n’a pas l’air d’être son cas : probablement est-il moins prompt que moi à s’attarder sur les mauvais souvenirs. En un sens, il a peut-être raison : si on a dit qu’on passait à autre chose, c’est qu’on passe à autre chose. Je devrais être capable de rendre ces services sans me dire que c’est lourd.

 

Au final, c’est surtout cette accumulation de demandes en quelques jours qui me dérange un peu. Enfin, ça et la conversation sms à trois, où il prend chacun pour témoin des réponses de l’autre. Un soir où je suis supposé être seul chez moi mais où je n’y suis pas (pour le dire crûment : de passage chez un plan cul) (mon mari étant à Paris), sa demande par sms de venir chez moi dans l’heure, avec mon mari dans la boucle, vire par inadvertance au flicage sur mes allées et venues. C’est bien évidemment involontaire de sa part, mais ces tentatives d’accaparement de mon attention et de mon temps libre m’oppressent un peu.

 

Je me sens d’autant plus mal à l’aise que je ne veux pas être de nouveau un « mauvais » ami, du genre qui refuse de rendre des services, mais que j’ai quand même envie de mettre des limites et de ne pas être l’open bar de la conciergerie perso des potes sur mon temps libre. Je comprends, entre les lignes, qu’il est pressé de quitter Lyon, et qu’en attendant il se sent seul. Qu’il s’est probablement aliéné quelques amis cet été, et qu’il compte vraiment sur ceux avec lesquels il est en bons termes ou s’est rabiboché. Je sais que tout cela n’est que temporaire. Dans quelques semaines, il aura repris sa vie parisienne, et je ne recevrai de sms qu’une ou deux fois par an, pour un anniversaire ou un passage à Lyon, et je le croiserai au Quetzal ou au Cox à Paris, comme avant. En attendant, je m’interroge un peu sur ce manque de courage qui me pousse à éviter de refuser des choses, de contrarier les gens que j’estime proches de moi, même quand ils me demandent un truc qui m’emmerde. Ce manque de courage qui pousse à la facilité : celle de se taire, de ne pas se mettre en avant, de ne pas appeler, de ne presque pas être présent dans les dynamiques de groupe, pour avoir toujours une échappatoire, ne pas être tiré par le bras dans des trucs qu’on ne veut pas faire, ne pas donner l’impression qu’on l’a cherché, qu’on a signé et accordé son enthousiasme pour tout et n’importe quoi, parce qu’après je ne sais plus comment arrêter le truc sans vexer.

 

En quelques semaines cette situation m’a mis face à des défauts et des faiblesses qui ne me rendent pas fier. Elle m’a fait me sentir insensible, lâche, radin, pas fiable. Je crois qu’il est temps que j’apprenne à dire non plus souvent dans ma vie privée, à poser des limites plus fermement, pour ne plus ensuite me sentir coincé d’avoir dit oui. Ou alors, plus simplement, il est temps que chacun reprenne sa vie et que nous vivions dans des villes séparées.

 

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