Entre les pauses, la flemme, les changements de noms et d’url, l’air de rien, ça fait maintenant une grosse quinzaine d’années que je tiens un blog, bon an mal an, avec beaucoup de choses dépubliées et archivées désormais. Structurellement, je constate que j’écris moins facilement dans les semaines suivant la rentrée. Non pas par simple déprime de l’automne, du temps qui refroidit ou des jours qui raccourcissent, mais plutôt parce que je me sens intellectuellement asséché par le travail. L’été, j’ai du mal à écrire parce que c’est les vacances et que je suis plus occupé à vivre les choses qu’à les raconter. L’automne, je laisse le boulot devenir mon seul sujet, ma seule préoccupation, ma seule définition, ma seule actualité. Résultat : je n’ai rien à raconter. Ou plutôt : cela m’ennuie de n’avoir que ça à raconter, le boulot, et à quel point je suis vide le soir. Je me vois mal tenir un blog de récits de la machine à café, franchement, ça intéresse qui ? Même pas moi. Mais le fait est que ces derniers temps, je ne vis pas grand-chose en-dehors du travail.
L’autre jour, une de mes collègues organisait un petit déjeuner de départ dans l’open space, pour son dernier jour parmi nous avant de partir pour de nouveaux horizons géographiques et professionnels. Avec mes quinze années d’agence de communication sous le pied, j’ai assisté à mon lot de pots de départ. Et j’ai eu les miens aussi, lorsque je changeais de boîte. Le rituel est quasiment immuable, la rumeur de la démission de quelqu’un se répand peu à peu, de réunions en pauses clopes (gros tabou dans les entreprises, en général, que celui de la « mise en scène » des départs de salariés), et dans les deux ou trois dernières semaines avant son départ, on reçoit en général une invitation Outlook nous demandant d’être présents un matin ou en fin de journée pour se réunir une dernière fois autour de la personne qui s’en va. Un autre collègue va généralement lancer une cagnotte en ligne pour faire un cadeau collectif, et faire circuler une carte dans laquelle chacun ira de son petit mot plus ou moins personnel (selon le degré de proximité avec le collègue qui part). Les plus motivés lanceront une boucle de mails ou une conversation Slack pour essayer de trouver un cadeau pertinent à offrir à cette personne avec la somme collectée dans la cagnotte. Et le jour du pot de départ, une carte et un cadeau sont remis au démissionnaire, qui doit alors se fendre d’un petit discours dans l’open space pendant qu’on patiente tous avec nos gobelets de coca tiède. Ça ne sert pas à grand-chose mais ça marque le coup, quoi. Ça met en scène un peu d’humanité et de bienveillance dans cette grande ronde froide des collègues remplaçables qu’au fond nous sommes tous. Mais, le temps et la répétition de ce rituel faisant leur effet, aujourd’hui ça me laisse globalement de marbre.
J’avais déjà raconté que je n’étais pas particulièrement friendly avec mes collègues. Pas impoli non plus, hein. Juste pas très investi émotionnellement dans le truc. Pas envie d’être déçu. Mes toutes premières expériences, en stage et en CDD, m’ont montré qu’en vrai, on n’est que du menu fretin, tout le monde s’en fout, tout le monde est un peu embarrassé et personne n’a pas trop envie de s’attarder sur le mec qui n’a finalement pas été embauché ou sur la fille qui part à la concurrence pour gagner deux cent balles de plus. Même quand ces gens plaisantaient avec toi à la machine à café ou faisaient partie de la team rigolarde qui se donne rendez-vous au McDo d’à côté tous les mardis midi pour leur rituel big mac. Quand tu t’en vas, tout le monde se blinde, tout le monde regarde ses chaussures, personne ne veut prendre le risque d’une conversation sur ce que tu ressens. Il y a soit le tabou de se montrer trop sympa avec la personne qui s’est fait virer, comme si on était une meute de hyènes qui reniflent et sanctionnent la moindre manifestation d’empathie comme un signe de faiblesse, soit le tabou de se montrer trop sympa avec le traître qui part chez un concurrent, désormais il ne faut plus rien lui dire qu’il pourrait utiliser contre nous ensuite. Et dans l’ensemble on habille ça d’un vernis de normalité : le turn over en agence, c’est normal, les pots de départ, c’est normal, ça fait partie de la vie d’une entreprise, alors on ne va pas s’en émouvoir à chaque fois.
Mais quand ma collègue a ouvert son cadeau et fait son petit discours, l’autre jour, sa voix a déraillé au moment de remercier sa supérieure. Puis à nouveau quand elle a croisé le regard d’une des collègues de son équipe, en disant merci pour les amis qu’elle s’était fait dans cet open space durant toutes ces années. Et même si j’étais en retrait, plusieurs mètres plus loin près d’une fenêtre à siroter mon fond de gobelet de jus de pomme, j’ai alors remarqué que plusieurs des personnes dans l’assistance avaient les yeux embués, voire carrément une petite larme qui avait roulé sur une joue.
Je ne sais pas trop quoi faire de cette manifestation de considération qu’ils ont les uns pour les autres. J’apprécie les gens ici, mais depuis un peu plus d’un an que je suis dans ma boîte, j’ai conservé les mêmes rituels que lorsque j’étais en agence à Paris : je ne donne pas trop de moi, pas trop de détails sur ma vie privée, pas de collègue préféré avec qui échanger des gossips au lieu de bosser, pas de pauses déjeuner de deux heures avec un groupe de potes de travail qui auraient pris l’habitude de prendre d’assaut le self en équipe. Je ne tends pas le flanc pour ensuite risquer la déception. Je viens le matin, je me pose à mon bureau, je ne parle aux gens que dans le cadre de nos échanges professionnels, je n’ai rejoint aucune clique à la cantine, aucun club, aucune team bière au pub à la sortie du boulot, je ne fais pas de vague. Certains ici se retrouvent au McDo du coin le vendredi midi (ou le commandent sur Deliveroo pour le manger tous ensemble dans une salle), d’autres se donnent rendez-vous entre midi et deux pour faire du badminton. D’autres se donnent rendez-vous pour boire des bières en terrasse le jeudi soir, ou placardent dans la cafeteria des flyers pour le prochain concert de leur groupe amateur de rock. D’autres encore ont constitué une équipe de foot qui s’entraîne le mercredi soir sur un terrain voisin. Je ne me joins à aucun de ces trucs. Au-delà du fait que ça ne m’intéresse pas, je pense que je maintiens une posture de distance un peu froide avec mes collègues parce que, au fil des années, c’est devenu une habitude et, probablement, c’est aussi devenu une manifestation de ma personnalité. Une revendication, presque.
Mais maintenant que je suis dans une entreprise où le turn over n’est pas de deux ou trois ans, mais plutôt de huit ou dix ans, peut-être devrais-je moins sous-estimer la sincérité de l’attachement que les collègues peuvent se porter. Et en tirer les leçons sur mon propre comportement. Être un peu plus ouvert, un peu moins méfiant. Accepter les perches tendues pour partager juste un peu plus qu’un open space. Commencer à comprendre que je vais côtoyer ces gens pendant plusieurs années, et pas essuyer un départ tous les deux mois. Envisager que je vais devenir un figurant durable à l’arrière-plan de leur vie, et eux de la mienne. Pas au point de rejoindre leur équipe de foot, cependant. Il ne faut pas exagérer.