Les perturbations du calme ambiant

 

 

Je ne suis pas un early adopter. Je mets du temps à me mettre à une tendance, à adopter de nouveaux usages, je suis globalement rétif au changement. C’est d’autant plus vrai avec les technologies et les gadgets, dont j’ai toujours l’impression de très bien me passer jusqu’à ce qu’on me les offre ou que leur achat devienne quasiment incontournable. J’ai mis des années à me décider à prendre un smartphone, je vivais très bien sans Instagram, parce que « c’est bon, ça va, un téléphone ça sert à téléphoner, j’ai pas besoin d’avoir mes mails et Twitter tout le temps ». J’ai sentencieusement dénigré les selfies jusqu’à ce que ce soit tellement mainstream et ordinaire qu’on en avait oublié les clichés autour du duckface, et que ça ne représentait alors plus aucun stigmate social. J’ai, depuis, des centaines de selfies dans mon téléphone, 90% d’entre eux étant les « brouillons » du selfie que je finis par réellement poster sur Instagram. Je n’ai jamais acheté de casque ou d’écouteurs sans fil pour écouter de la musique dans le métro : je me contentais très bien du filaire jusqu’à ce qu’on finisse par m’en offrir.

 

Et si, jusqu’à ce que j’adopte ces objets et les habitudes qui y sont liées, je m’en passais très bien et m’en enorgueillissais presque, force est de constater qu’une fois le pas sauté, ces nouveaux usages me sont venus puis me sont restés, de manière très intuitive et naturelle : je zappe aujourd’hui de Twitter à Instagram à Reddit sur mon téléphone pendant des heures, je prends des selfies sans plus me poser de question sur le ridicule de ma pose pour un œil extérieur, je trouve très naturelle la présence sur mes oreilles d’un casque sans fil. Comme si je me dédisais, une fois l’objet en ma possession alors que je me plaisais doctement à le mépriser avant.

 

C’est pourquoi, aujourd’hui, je m’interroge sur certains usages liés notamment au smartphone, que je regarde vraiment avec l’œil agacé du vieux con qui ne comprend plus rien aux jeunes d’aujourd’hui ou à leur système de valeurs. Est-ce que cela veut dire que moi aussi, d’ici cinq ou dix ans, je ferai la même chose qu’eux sans plus y porter le moindre regard critique ? Est-ce que je suis juste un late adopter intuitivement jaloux de ceux qui adoptent les technologies et leurs usages tout de suite, gaiement et sans arrière-pensée ? Ces trois usages ont en commun de perturber le silence en public, comme si j’étais devenu intolérant à ces perturbations du calme ambiant.

 

Un premier truc qui me sidère, c’est l’enceinte portable jouée en pleine rue façon ghetto blaster. Apparemment cela devient un problème récurrent sur les plages en été, à coup de groupes de jeunes gens qui balancent du David Guetta à fond les ballons sans se demander si ça fait chier les gens autour, ou tout bêtement s’ils ont envie de bronzer avec de la musique à 150 décibels sur la serviette d’à côté. Il paraît même que des mairies de stations balnéaires prennent des arrêtés pour interdire et verbaliser ces usages. Cela me laisse penser qu’on est, pour le moment, encore dans le registre de l’impolitesse, voire de l’incivilité, en ce qui concerne cette pratique. Mais est-ce que cela ne va pas changer ? Car les gens ne semblent pas arrêter pour autant. Même hors des plages et en-dehors de l’été, il m’arrive de croiser, dans la rue, un jeune gars avec son enceinte JBL en bandoulière et le son à fond pour faire profiter tout le monde, à quinze mètres à la ronde, du son de Jul ou de Niska. A quel moment tu te fous à ce point d’importuner les autres, en fait ? Les gens autour de toi marchent silencieusement, non ? Pourquoi toi, spécialement, tu aurais le droit d’imposer la bande-son de notre marche en ville ou de notre trajet en métro ? L’argument des gens qui font ça, notamment ceux qui le font sur la plage en été, c’est « Oh, ça va, relax ! C’est pour mettre une bonne ambiance ! Si les gens nous demandent de baisser le son, on le baisse. Et s’il y en a qui ne sont pas contents, ils n’ont qu’à aller ailleurs, hein ! ». Alors non, en fait. Ce n’est pas toi, tout seul avec tes goûts musicaux et ta tolérance aux décibels, qui as le droit de décider de chasser les gens avec des nuisances sonores, et donc de facto de t’approprier un espace public. Ce n’est pas aux autres gens d’avoir la courtoisie de se lever de leur serviette, de s’approcher de toi et de probablement surmonter leur timidité et leur agacement pour te dire de baisser un son qui ne devrait même pas être là puisqu’eux ne t’imposent pas le leur. Pour moi, une enceinte bluetooth, c’est le truc pratique pour jouer la playlist Spotify d’un pote en soirée ou dans un jardin ou au bord d’une piscine privée : en bref, dans un lieu clos où les gens présents ont implicitement ou explicitement consenti à écouter de la musique tous ensemble. Pas dans un lieu public au milieu d’inconnus à qui tu n’as pas demandé leur avis sur le fait de briser le silence ou le bruit de fond des vagues et des conversations de plage. A quel moment c’est devenu normal ? Je ne comprends pas.

 

Un deuxième truc qui m’échappe pas mal, mais un tout petit peu moins : les gens qui sont en pleine conversation Facetime dans la rue ou dans le métro. Souvent, ils parlent fort parce qu’ils ont l’impression de ne pas bien entendre ou de ne pas être bien entendus par leur interlocuteur. Je le vis moins comme une micro-agression que comme un sentiment de gêne pour la personne qui le pratique, en fait. Mec, pourquoi tu parles fort à ton téléphone au milieu de tout le monde ? Pourquoi on entend ta mère te répondre ? Pourquoi on voit ta mère en robe de chambre ou ta belle-sœur dans sa cuisine avec un gamin sur les genoux ? T’as vraiment aucun autre moment dans ta vie privée où tu peux faire un Facetime ? Le métro c’est le bon spot pour ça ? Je comprends deux choses : le métro, c’est un endroit où on s’ennuie un peu, alors faire un Facetime, ça fait passer le temps, ça donne l’impression de récupérer du temps perdu, ce n’est pas si différent de regarder des vidéos TikTok. Mais ce n’est pas un contenu que tu reçois passivement avec des écouteurs vissés dans les oreilles. Tu parles, fort. On t’entend, tous. Ça ne t’embarrasse pas ? Tu n’as pas une seule seconde l’impression d’être impoli ? Il n’y a pas que des jeunes qui font ça. Il paraît que la génération de mes parents, les « boomers », adorent Facetime (je ne sais pas, mes parents ne sont pas du tout branchés tech) : ils auraient vachement fantasmé le visiophone du futur, les conversations avec des hologrammes dans les années 2000, lorsqu’ils étaient eux-mêmes jeunes dans les années 60-70, et du coup maintenant que cette technologie est disponible, ils kiffent trop. Soit. Mais ça reste des conversations privées, à tue-tête, au milieu d’une rame de métro ou d’un restaurant : ça m’échappe un peu.

 

Enfin, un troisième truc qui me passe aussi un peu au-dessus de la tête, ce sont les DM vocaux. Je vois bien que les contenus musicaux et vocaux sont une nouvelle norme, entre Spotify, les podcasts, la musique dans les stories, les vidéos sur les réseaux sociaux, les Twitter Spaces… mais mes échanges par messagerie privée, que ce soit sur Instagram, Whatsapp ou Messenger, restent un territoire où je suis très récalcitrant à pratiquer ou à encourager le « vocal ». Ma génération a progressivement abandonné une grande partie des échanges vocaux en « 1-to-1 » : de moins en moins d’appels téléphoniques, de messages sur les répondeurs, au profit des sms et de leurs variations. Mon téléphone est en silencieux en permanence. Au point qu’aujourd’hui, quand quelqu’un me laisse un vocal en DM Instagram ou sur iMessage, je le vis comme une mini-agression, voire comme une forme d’impolitesse. JE SUIS AU TRAVAIL / DANS UN LIEU PUBLIC, JULIE, JE NE VAIS PAS ECOUTER TES 45 SECONDES D’ANECDOTES SUR TON MEC EN PLEIN OPEN SPACE. Alors sors tes doigts de ton cul et écris ! T’as quel âge, franchement ? C’est intrusif, presque mal intentionné, je trouve. Là aussi, je comprends en partie l’impulsion du message oral plutôt que du long SMS : plus rapide, plus « sympa », plus incarné que le clavier. On le retrouve, de manière plus pernicieuse et passive-agressive, sur les applis de drague comme Grindr, où des mecs exigent parfois que tu leur envoies un vocal avant de consentir à te rencontrer… ou de te bloquer parce qu’ils n’ont pas trouvé ta voix assez « masculine ». Et puis il y a cette prédiction qui estime que, peu à peu, nous allons peut-être vers la fin des claviers, la fin de l’interface écran, et vers le tout vocal. « Dis Siri, prends une photo de mon gratin de courgettes sur le plan de travail de la cuisine et envoie-la à Maman en DM Instagram », fantasme-t-on presque aujourd’hui quand on imagine nos conversations à distance avec nos proches dans quinze ans. Mais je le sens bien : je vais avoir du mal à lancer des conversations téléphoniques en décalé entre moi et ma pote qui me répond deux minutes après mon « Et toi, comment ça va en ce moment ? », à balancer ma voix traînante et chevrotante sur la place publique des réseaux sociaux où tout avait jusqu’à présent trait à ma seule image… bref, à remettre du vocal dans mes pratiques de communication.

 

Beaucoup de résistance aux changements et aux choses qui viennent perturber le silence ambiant, en somme. Je me demande juste si je suis un vieux con, si au contraire je fais juste preuve de bon sens et que ce sont de simples incivilités ou impolitesses appelées à disparaître… ou bien si à force de devenir banales, ces petites habitudes vont devenir normales, ne seront plus considérées ni comme des bizarreries ni comme des incorrections, et seront peut-être devenues mes habitudes en 2030. Si c’est le cas, puisse cet article de blog témoigner de la manière dont mes considérations changent avec le temps…

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