La dilution de la responsabilité

 

 

Elle est bizarre cette Coupe du Monde. Ça tient à son statut particulier et au traitement médiatique qui en découle, bien sûr : l’omniprésence médiatique est bien là, mais pour une fois le propos est polémique, politique, et n’est pas centré sur des heures d’auto-congratulations, de récapitulatifs des scores et de reportages dans les fan zones. L’équipe de France est qualifiée pour les huitièmes de finale et j’ai bien failli ne pas l’apprendre. J’ai lu un truc en ligne il n’y a pas longtemps, qui montrait la part, dans la couverture médiatique de cette Coupe du Monde 2022, des résultats sportifs et de la compétition pure : c’était assez minoritaire. De fait, les tensions autour de la Coupe du Monde font beaucoup plus parler que l’événement lui-même, et jamais, dans mon souvenir, la géopolitique du football et les polémiques extra-sportives (scandale climatique, mépris des droits de l’Homme, soupçons de corruption) n’avaient pris tant de place pendant le tournoi, tandis que les résultats sportifs semblent passer au second plan.

 

Cela tient aussi, probablement, à mes propres bulles médiatiques filtrantes : je ne regarde pas de JT, je ne suis pas abonné à BeIn Sports, je ne suis pas de pages sportives sur Twitter ou ailleurs (le tennis est le seul sport qui m’intéresse suffisamment pour suivre des sportifs ou des tournois), je boycotte déjà tellement le football en général que le hashtag #BoycottQatar2022 relève de la formalité plus que de l’engagement réel, en ce qui me concerne. Mais je dois bien reconnaître que pour cette fois, c’est bien plus facile d’éviter le sujet que lors de compétitions récentes comme l’Euro 2016 ou le Mondial 2018, où la localisation de l’événement et le parcours de l’équipe de France favorisaient nettement plus l’émergence de foules chauvines ivres de bière et de buts dans toutes les rues du pays. Pour l’instant, en-dehors des bars diffusant les matches, c’est quand même assez calme.

 

Ce week-end, j’étais à Paris, et le hasard (ou presque) a justement voulu que je me retrouve dans des bars diffusant des matches sur BeIn Sports : les gens suivaient sagement les matches et gueulaient quand il y avait un but, mais rien d’ingérable. Les audiences de TF1 sont pourtant parlantes : 12 millions de téléspectateurs un dimanche après-midi, c’est au-delà des espérances de la chaîne à un horaire pareil, et ça montre bien que derrière le bruit médiatique, les Français n’en ont en fait pas grand-chose à foutre des ouvriers étrangers morts sur les chantiers de construction des stades dans des conditions de quasi-esclavage ou de la peine de mort pour les homosexuels qataris.

 

J’ai envie de les blâmer, bien sûr, mais pas plus que les responsables de la tenue de l’événement dans de telles conditions. Depuis l’attribution de cette Coupe du Monde au Qatar il y a douze ans, c’est comme si personne n’avait donné l’alerte, comme si on se réveillait maintenant. Alors que les associations et ONG ont tenté de faire entendre leur voix dès le début, bien sûr. La couverture médiatique de la polémique portait au départ surtout sur des histoires de soupçons de corruption, de gros sous. Le Qatar n’est même pas un « pays de football », par contre ils ont du pétrole et du fric : ça valait bien une attribution de la plus grosse compétition sportive médiatique du monde après les Jeux Olympiques, surtout si au passage ils peuvent se payer quelques achats de votes. Mais en France, on a tendance à considérer ces histoires-là, la délinquance en col blanc, les détournements de fonds, l’évasion fiscale, avec au mieux un haussement d’épaule fataliste, au pire une véritable indifférence, en mode « ce n’est que du bon sens de leur part, si j’étais riche, j’en ferais autant ». On ne fait pas la Une avec des condamnations et des scandales politiques, parfois gravissimes, impliquant des responsables politiques actuels ou passés (Claude Guéant, Nicolas Sarkozy ou, tiens, Caroline Cayeux aujourd’hui-même) : on s’en fout. L’angle des droits de l’Homme, des ouvriers morts sur les chantiers, a lui aussi tenté de rencontrer un écho médiatique depuis quelques années, mais là non plus ça n’a pas vraiment pris. Quant aux gays qui se réveillent deux semaines avant la compétition pour s’émouvoir de se rendre compte que les équipes nationales ne pourront ou ne souhaiteront pas porter un brassard arc-en-ciel pendant leurs matches, comment dire… c’était piteux. De la mobilisation molle, derrière nos écrans, limitée à un retweet par ci ou une story par là. Du pur slacktivisme à la bourre des décisions et des enjeux. Dans le fond, je ne critique pas, hein, je n’en ai pas fait davantage. Moi aussi j’ai repartagé tristement un post Insta, une actu sur le brassard Pantone, un tweet de média sur la sortie désastreuse d’Hugo Lloris. Personne ne veut être responsable. Personne ne veut à la fois gueuler sur les réseaux sociaux, boycotter, se priver de regarder les matches et ignorer les résultats de son équipe nationale. Chez les téléspectateurs comme chez les annonceurs ou chez les organisateurs, personne ne veut se priver des opportunités liées à cet événement, même s’il faut pour cela prendre des poses de vierges effarouchées, offusquées qu’on ose dire qu’ils n’en ont rien à carrer de l’homophobie ni des Droits de l’Homme. Je ne parle même pas des bas du front qui s’épanchent sur les réseaux sociaux et dans les commentaires des médias en ligne pour dire qu’ils commencent à nous faire chier, les LGBT. Les responsabilités sont diluées, entre nous tous, et aucune solution ne se fait jour. C’est carrément déprimant.

 

 

Je n’ai pas vraiment milité à coups de hashtag #BoycottQatar : je boycotte le football tout le temps. Pour la machine à fric, pour la corruption, pour l’indifférence aux enjeux sociaux des millionnaires à crampons. Mais aussi pour mon rejet viscéral des sports d’équipe, des compétitions sportives (surtout collectives), de l’atmosphère guerrière et viriliste de toute l’imagerie autour de ce sport, de l’humiliation que le foot inflige dès l’origine aux petits garçons faiblards des cours de récréation, de l’injuste répartition du respect entre ceux qui savent s’approprier les codes de la virilité, des gnons sur la gueule et des croche-pieds dès leur plus jeune âge, et ceux qui ne savent pas spontanément faire ça, qui n’en ont pas envie et qu’on ne cherche pas à comprendre. Je déteste le football et ce n’est pas avec cette Coupe du Monde que ça va changer. Que le football et sa popularité crèvent de cette marque supplémentaire de toxicité. Que l’activité la plus populaire du monde pour les gamins mal nés, sans fric, sans perspectives d’avenir, sans moyens de se distraire autres qu’un ballon pour trente gosses, partout dans le monde, soit autre chose que ça, cette mini-guerre entre deux clans qui ne poursuivent que l’objectif d’envahir l’autre, de lui tirer dessus, de lui envahir sa cage, de l’humilier en comptant les points. L’attaque, la déculottée, on les a bien niqués, il a pénétré la surface adverse, les Bleus dominent les Australiens, on s’est bien fait enculer, il a tiré un boulet de canon, le buteur, la défense, le « groupe de la mort »… C’est marrant comme les champs lexicaux de la guerre et du viol qui gravitent autour du football semblent échapper à tout le monde. Qu’on idéalise et espère autre chose pour les enfants qui viendront après nous.

 

Mais alors, le pire, ça reste cette injonction, comme pour d’autres sujets, à la responsabilité individuelle. « Les Français n’ont qu’à pas regarder. Si la Coupe du Monde fait de mauvaises audiences, la FIFA changera son fusil d’épaule pour les prochaines fois. » A vrai dire, si corruption il y a eu, la FIFA n’aurait même pas dû prendre le chèque in the first place, bitch. La FIFA aurait dû surveiller et sanctionner les manquements à la sécurité des ouvriers de chantiers pendant la préparation. La FIFA aurait dû exiger un accueil sécurisé pour les supporters LGBT, et ne pas laisser par exemple les hôtels qataris libres de refuser l’accès de leurs chambres à des couples gays étrangers pendant la compétition. Les équipes nationales auraient dû exiger des conditions sécurisées pour tous leurs supporters. Les chefs d’Etat auraient dû exiger que les aberrations environnementales soient sanctionnées ou corrigées. Les fédérations auraient dû faire pression là où elles le pouvaient. Mais personne n’a rien fait. Tout le monde a pris le chèque et sorti piteusement ses éléments de langage sur la nécessité de respecter les particularités culturelles. Parce que le fric, en ces temps plus que jamais anxiogènes d’avenir incertain, c’est plus puissant que des valeurs. Même des valeurs qu’on prétendait universelles, qui devaient être un consensus commun entre toutes les sociétés, tous les humains. Des valeurs qui devraient être notre dénominateur commun avec tous les autres pays. Même les pays qui sont loin, et où des gens qui ne valent pas moins que nous meurent d’être gays, d’être femmes, d’être ouvriers de chantiers, d’être pauvres. Mais ces valeurs et ces gens passent après les bénéfices. Juste parce qu’on s’en fout, qu’on ne sait pas élever nos voix pour eux, parce qu’ils sont loin, parce qu’ils ont la peau noire ou basanée, parce que dans le fond c’est plus facile pour l’Occident de regarder ces gens mourir en silence dans un coin pas trop visible, comme c’est plus facile de laisser des Africains mourir en Méditerranée que d’entretenir la peur du grand remplacement et de la submersion migratoire. On a déjà fait notre choix. Le fascisme n’est pas à nos portes. Il est déjà là, larvé dans notre inaction et dans celle de nos dirigeants face à l’intolérable.

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