Tes parents ne sont généralement pas prêts, la première fois, à entendre que tu es pédé ou lesbienne. Ton coming out leur tombe dessus comme une bombe, il ravage tout. Comme s’ils découvraient soudain que tu gagnes ta vie en dealant du crack, que tu mènes une double vie avec deux familles qui ignorent tout l’une de l’autre, ou que tu es un espion russe. En dehors de toute considération morale, c’est d’abord le décalage entre ce que tu es et ce qu’ils avaient imaginé pour toi qu’ils doivent gérer. Faire le deuil d’un truc, on sait pas trop lequel, mais vite. Et alors soit ils ont en eux la capacité à projeter avec toi une nouvelle histoire, différente peut-être de ce qu’ils avaient imaginé mais qui les rende heureux à la fois pour toi et avec toi, soit ils se mettent à projeter des trucs sexuels sur toi, qu’ils ne projetaient jamais quand ils envisageaient pour toi le combo mari-femme-enfants-Scenic-pavillon de banlieue. Ils te recrachent des horreurs entendues à la télé, estiment que tu essaies juste de les provoquer, parlent de phase, te suggèrent d’essayer le sexe opposé pour voir, te conseillent un psy. Parfois pire. Et puis si tu as du bol, ils se renseignent, tentent de s’éduquer. Et ils s’habituent, dédramatisent, acceptent que les choses ne se passent pas toujours selon les plans, et que ce n’est pas forcément moins bien. Je sais tout ça. Je ne m’en rendais pas forcément bien compte il y a vingt ans, moi qui ne me faisais pas horreur, qui avais théorisé mon homosexualité comme certes une caractéristique minoritaire, mais qui avais la chance de n’en concevoir aucune honte. De mes quinze à mes dix-neuf ans, j’ai vécu seul ou presque avec cette information, en sachant qu’elle pouvait représenter un stigmate social, mais sans ressentir de culpabilité. Si la société haïssait les pédés, alors la société était conne. Pour ma part, je ne trouvais rien à me reprocher dans mon homosexualité. C’est une sexualité minoritaire, pas un tort. Évidemment mes parents n’ont pas traversé ces mêmes années de « maturation » de l’information. Elle leur est tombée dessus du jour au lendemain, et eux aussi avaient ce cheminement à faire pour réussir à percevoir l’homosexualité de leur fils comme une information neutre, dédramatisée, et pas comme un gigantesque et déplorable accident de leur vie.
Presque vingt ans plus tard, en dépit des progrès réalisés, c’est triste à dire, mais c’est ce que je suis. Je suis un accident. Pas par ma naissance. Juste par ce qu’est devenue ma vie. Ce n’était pas prévu. Cela fait parler dans mon dos, peut-être. Un peu comme si ma famille avait fait faillite. Comme si mon père était parti du jour au lendemain, quittant femme et enfants sans donner d’explications. Comme si j’avais fait de la prison. Comme si quelqu’un était mort. Ma mère imagine, ou peut-être y est-elle réellement confrontée, que les gens en parlent après son passage à la boulangerie. C’est la mentalité village, pense-t-elle. Le fils gay de la famille qui vit là depuis deux siècles, c’est forcément un ragot. Du même acabit que « Regarde, c’est elle, celle dont le fils a fait de la prison ». Et elle refuse catégoriquement de s’y confronter.
Ça fait neuf ans que j’emmène le même mec chez mes parents à Noël. Et ça fait neuf fois que nous dînons avec eux et mon frère le 24, que nous passons dire bonjour à mes cousins s’ils sont là, que nous allons boire le café chez les voisins le 25 après le déjeuner pour débriefer. Les voisins en question, appelons-les les Forbach, je les connais depuis toujours, leur fille a mon âge, le père est le parrain de mon frère, la mère nous inonde de pots de confiture et de conserves de légumes dès qu’elle nous voit. Ils étaient à mon mariage, et contents d’y être. Chaque année je vais donc, le jour de Noël, boire un café chez eux après le déjeuner, qui se transforme vite en « prenez une part de bûche, il en reste », et qui dure deux heures au lieu de dix minutes. Et toujours avec mon copain, puis mon mari. Ça n’a jamais été un problème pour les Forbach, qui m’ont vu grandir et sont heureux pour moi aujourd’hui.
Mais là, avant d’y aller, ma mère me demande d’appeler, de vérifier si je ne dérange pas, s’ils ne sont pas encore à table. Elle me traite d’impoli, de me pointer comme ça, alors qu’ils m’ont demandé la veille de passer les voir après le déjeuner. Elle a l’air soûlée. Soit. Il est presque 15h, j’appelle, ils en sont au café, on y va. Il y a le père, la mère, le fils, la fille avec son copain, une copine à elle, une vieille voisine de 90 ans qui me confond avec mon frère ou un de mes cousins. On boit un café, on mange des gâteaux. Je leur dis que je sens que je vais me faire engueuler par ma mère mais que je ne sais pas trop pourquoi. Elle est contrariée, je l’ai vu juste avant de venir. Peut-être parce que cette année on repart un peu plus tôt que d’habitude, dès le 25 au soir, parce qu’on a une soirée à Paris.
Je ne me rends pas compte. Ça ne m’a pas traversé l’esprit. Je n’ai pas compris que le problème, c’est que je sois là, chez les Forbach, avec mon mari. En rentrant, je me prends une soufflante monumentale. Mon mari part s’enfermer discrètement dans ma chambre pour éviter la tempête. C’est donc ça. J’ai « encore provoqué mes parents » en allant « parader » et « exhiber mon mec » devant une vieille voisine de 90 ans qui sucre les fraises, à qui j’ai simplement dit bonjour, mais qui « va aller baver chez les commerçants du village » que je bois donc le café, sans me cacher, avec un mec qui m’accompagne et est si démonstratif qu’il ne s’assoit même pas à côté de moi. Cette colère c’était la même au moment du mariage : pédé à la rigueur, mais tu pourrais avoir la décence d’en avoir honte, de te planquer, de refuser de t’afficher avec un mec, de rester à ta place. Cette absence de honte, c’est forcément un symptôme de ma vie de bobo urbain qui se croit mieux que les autres. Si j’étais resté dans mon milieu campagnard, je comprendrais. Je la ramènerais moins.
Je me fais hurler dessus pendant plusieurs minutes. J’essaie de ne pas hausser le ton. Évidemment, cela me donne l’air encore plus condescendant, encore plus transfuge. « Tu comprends rien toi, tu vis dans une grande ville, mais ici tout le monde m’attaque, me lance des piques à ton sujet, je ne peux plus le supporter. » J’essuie les remarques sans m’énerver, j’essaie d’expliquer calmement que je n’ai rien fait d’inconvenant, qu’après toutes ces années je n’en suis plus vraiment au stade du militantisme, en fait. Que j’avais espéré que ma situation personnelle était actée, acceptée, normalisée. Qu’on attendait toujours de moi certes de ne pas rouler des pelles à mon mec devant tout le monde, mais que notre présence à deux était acceptée et digérée. « Non, seulement dans la maison, pas dehors. »
Nous sommes le petit secret honteux de ma mère. Nous sommes priés de ne pas nous montrer, de rester discrets, de demeurer à notre place. Deux jours plus tard, en revenant de Paris (essentiellement pour ne pas la contrarier et qu’elle puisse déverser la moitié du contenu de son frigo dans le coffre de la voiture) (si je ne repars pas de chez elle avec de la nourriture je crois qu’elle meurt), elle relance le sujet, nous accuse encore d’avoir voulu nous marier « juste pour contrarier vos parents » alors que « le Pacs c’était suffisant » et me rebalance que je vais « parader dans le village » pour l’humilier. On parle quand même de moi, le mec le moins démonstratif du monde, en train de marcher avec mon mari en promenant le chien, hein. On est encore un peu loin d’un char de la Pride. Je tente de la raisonner, et je déteste être ce cliché du pédé de trente-huit balais qui fait passer sa mère pour une folle. Sans la menacer, je lui explique que ça va devenir compliqué de venir passer Noël si notre simple présence à deux est un problème. Qu’elle doit faire le travail de déconstruction, de dédramatisation, si possible de fierté de son fils. Que la « mentalité village », c’est une excuse qui tient un temps, mais qu’au bout de vingt ans si on ne garde toujours pas la tête haute en entendant « Ah mais je savais pas que Vincent avait épousé un homme ! Et vous, ça va, ça n’a pas été trop dur ? », c’est peut-être que le problème ne vient pas du village. Qu’en ce qui me concerne ça n’ira probablement pas en s’arrangeant. Que peut-être d’ici quelques années je serai là à Noël avec mon mari ET avec un gosse, et que si on doit être une source d’embarras et de crises, je me vois mal leur infliger ça, ni même m’infliger ça à moi-même. La discussion tourne court lorsque je lui suggère de trouver quelqu’un de neutre à qui parler pour dédramatiser un peu son ressenti, et que je prononce le mot « psy », les cris sont si violents qu’ils m’obligent à me taire. Vingt ans plus tard, et dix ans après les débats sur le mariage pour tous, malgré tous les progrès que je pense avoir fait, elle en est toujours là. Case 1 du plateau de jeu. Le ressenti spontané, viscéral, de honte de l’homosexualité de son fils. D’avoir engendré « ça » et de l’assumer auprès de gens dont elle se fiche pourtant. Elle ne m’entendra plus de la journée. Le soir, à table, je réponds en monosyllabe.
Le lendemain, nous remballons nos affaires après le déjeuner, embrassons mes parents et partons sans trop chercher à relancer la conversation. Faire comme si de rien n’était semble leur convenir. C’est la seule politesse qu’on attend de nous. Faire comme si. Comme si nous étions juste deux amis. Comme si tout le village nous regardait monter dans notre voiture et commentait l’indécence de notre existence et de notre présence. Partir sans demander son reste, puisqu’être là et qu’on puisse comprendre qui nous sommes, c’est déjà trop.
isabelle schaeffer
décembre 30, 2022 at 5:31Très bien écrit
Très bon ressentit
A quand un livre sur votre histoire
Will
décembre 31, 2022 at 10:15Je comprends très bien. J’ai un jour entendu, dans un moment de colère « Je préférerais avoir un fils en prison qu’un fils comme toi… »
Les années passent et on n’oublie pas.
Fab
janvier 7, 2023 at 1:15Bravo pour l’objectivité de l’écriture, cette histoire semble si anecdotique et pourtant tellement forte à la fois…
Des gens qui sont pas foncièrement mauvais de tous les côtés, mais un ensemble qui ne tourne pas rond.
Toujours se préoccuper de ne rien divulguer aux autres (des fois qu’ils aient une opinion !), alors que les autres eux-mêmes travaillent à présenter une « façade présentable » et cachent probablement quelques sujets en raison de cette même honte injustifiée (car ça s’applique à une maladie, un traumatisme de vie, des difficultés financières, [placez votre vie « banale » ici]).
Bref, cette quête de la fameuse vie supposée parfaite (celle avec le scenic et le pavillon !), qui n’est souvent rien d’autre qu’une recomposition par l’imaginaire de morceaux de vies repris d’un côté ou de l’autre et donne l’impression d’exister en tant que « normalité ».
Tout ce qu’on peut souhaiter, c’est qu’un jour la voisine s’inquiète de savoir où vous êtes passés et insiste un peu, pour que tout s’inverse… La honte basculera alors sur le fait d’avoir présumé de l’homophobie de la voisine (qui ne semble pas du tout avérée), au point d’avoir blessé et rejeté son propre fils (et son gendre au passage).