38

 

 

On pourrait se dire ça y est, 38 ans, c’est le glas de la fin de la trentaine qui sonne. Mais je pense que je ressentirai plutôt ça à 39 ans ou 40 ans. J’ai encore un peu de temps pour flipper. 38, je crois que ça ne me fait rien. C’est plutôt 35 ou 36 qui m’ont fait un petit pincement. Déjà la moitié passée, la deuxième moitié de trentaine qui est là, et qu’en ai-je fait. Late 30’s. C’est ça qu’on dit. Je suis un middle aged man in his late 30’s, c’est ce que dirait le médecin légiste lors de l’identification de mon cadavre dans une série américaine. Fin de trentaine. Peut-être début de quarantaine pour un gamin qui me croise dans la rue, je ne sais pas. Ça fait trois ans que j’ai intégré l’idée, alors ce chiffre-là, en vrai, il ne me fait pas grand-chose.

 

Quand j’étais plus jeune, je projetais beaucoup de choses dans la trentaine. Ça avait l’air tellement bien. Et c’est vrai que par bien des aspects, ça l’est. J’espère que j’en ai bien profité, que je ne regarderai pas dans le rétro en me disant putain, t’as rien fait d’intéressant, rien fait qui valait la peine d’avoir cet âge et ces opportunités-là. Je n’ai pas peur d’avoir fait de la merde, des mauvais choix, des trucs regrettables. Juste de n’avoir fait que des trucs nazes, sans intérêt, que j’aurai le loisir de faire plus tard, de m’être comporté comme un quinquagénaire dès trente ans. Quand on est un mec casanier, on flippe toujours un peu d’avoir tellement la flemme de tout qu’on passe à côté des souvenirs qui définissent une vie. Parce qu’à la fin, il ne reste que les souvenirs, dit-on. En tout cas, seulement les histoires qu’on peut raconter, et ceux à qui on les a racontées. Le 11 janvier 2015, j’ai eu trente ans et je suis entré dans cette nouvelle décennie dans une marche géante en soutien aux victimes des attentats de Charlie Hebdo, de Montrouge et de l’Hyper Casher : c’était une ambiance particulière, une sorte de concorde triste face à la violence absurde, un truc qui a largement volé en éclat depuis. Je n’arrive pas vraiment à croire que ça fait huit ans. Le temps file de plus en plus vite, ça va au-delà des blagues sur les gens qui croient que les années 2000 étaient il y a dix ans et les années 80 il y a vingt ans : tout semble passer et s’éloigner à toute vitesse.

 

38 ans, ça y est, tous les gamins m’appellent monsieur, je dois avoir une dégaine de daron sans m’en rendre compte, je me perçois toujours comme une espèce de post-ado dégingandé mais ma voix est plus ronflante, mon air plus blasé, mon regard plus intimidant. Récemment, on m’a fait savoir que je faisais mauvaise impression quand je croise des twittos et des instagrammos dans les bars. « Bah il vient pas nous dire bonjour ? ». Bah non mec, je n’ai aucune animosité envers vous mais je ne sais pas qui vous êtes, en fait. On ne se parle pas en DM, on a dû vaguement s’ajouter un jour sur Twitter ou sur Instagram sans jamais se parler par la suite. Si pour couronner le tout tu as une photo de profil sans visage ou que je ne vois jamais passer : peu de chances que je te reconnaisse en un clin d’œil, des bruns barbus je n’ai que ça dans ma TL, il va falloir être un peu plus spécifique. J’ai toujours été nul en who’s who, et aujourd’hui, avec mon air pas commode, ça ajoute à mon image de mec pas sympa et pas accessible. Pourtant, dans ma tête, je suis toujours le même gars maigrichon à la voix un chouïa désagréable, qui n’ose pas aborder les gens parce qu’il a peur de déranger, de ne pas être désiré, d’être renvoyé dans les cordes sans autre forme de procès. Vingt ans sans faire le premier pas, et c’est ce gringalet qui passe désormais, apparemment, pour un daddy intimidant. Allez comprendre. Mais il faut se rendre à l’évidence : mes cheveux blanchissent, ma forme décline à force de ne rien foutre, ma peau s’épaissit peu à peu. Je rejoins peu à peu la génération régnante, bientôt on me traitera peut-être de boomer faute d’avoir trouvé un terme démographique plus pertinent pour désigner les vieux schnocks plus à la page qui s’accrochent à leur petit confort, leurs privilèges et à leurs vieilles habitudes de consommation qui n’ont jamais fait la preuve de leurs vertus.

 

Être un mec de 38 ans qui ne s’entretient pas, dans le miroir, ça ressemble encore pas mal à être un mec de 30 ans qui ne s’entretient pas. Je n’ai pas encore cédé aux sirènes de la salle de sport. Mon ventre est mou, mes épaules tombantes, mon dos me fait mal quand je dors dans une mauvaise position. Mais aucune envie d’aller souffrir chez Basic Fit. S’il suffisait d’y passer dix minutes une fois par an pour être bonnasse, je le ferais. Mais je ne suis pas prêt à consentir plus d’effort à mon apparence physique. D’autant qu’une fois qu’on est devenu « bonnasse », c’est-à-dire vaguement athlétique, il faut continuer d’aller à la salle pour le rester. L’arnaque. Non merci. Mais mon regard, et celui des autres, sera peut-être un peu plus cruel d’ici quelques années, alors je me vois mal balayer le truc d’un revers de main comme si j’allais être au-dessus de pareilles futilités pour toujours. Ma flemme reste simplement trop puissante, pour le moment.

 

M’aimera-t-on encore quand j’aurai 39 ans ? Quand j’en aurai 40 ? Me trouvera-t-on encore désirable ? C’est triste à mourir, cet échéancier virtuel qui se déclenche dans la tête. Séduira-t-on encore ? Saura-t-on faire le deuil de ne plus séduire ? Le mérite-t-on ? Qu’avons-nous accompli que nous ne saurions plus faire ? Pour quoi est-il encore temps, pour quoi est-il trop tard ? J’ai de la chance, 38 ans, ça ne me fait rien. Je crois qu’il n’est trop tard pour rien.

2 thoughts on “38

  1. Matoo

    janvier 12, 2023 at 9:29

    Je t’aime beaucoup à 38, donc je subodore qu’à 40 ça sera encore très très valable. 😀 😀 😀

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