Le coût social de l’homophobie

 

 

C’est horrible cette histoire du petit Lucas. Une histoire triste de plus. 13 ans. Comment tu peux être né en 2010 et être déjà mort ? Cette vie entière qui ne représente qu’une fraction de beaucoup des nôtres. C’est trop peu. Il y a tant à vivre pour un garçon comme Lucas au-delà de treize ans. C’est si injuste. Qui plus est en étant un jeune garçon sensible et intelligent, qui d’après ce qu’en dit son entourage était conscient de son orientation amoureuse et l’assumait tranquillement. Déjà ça c’est trop politique, c’est trop provocateur pour la société dans laquelle on vit en 2023, et même pour les droitards planqués derrière leur clavier qui essaient de déplacer le débat vers un hypocrite « mais comment un enfant de treize ans peut être sûr de sa sexualité ». On s’en branle, mec. A treize ans ou à seize, parfois plus tôt encore, les garçons et les filles LGBT développent une conscience, parfois sourde, parfois claire, de leur orientation amoureuse. Simplement, bien souvent ils la cachent pour éviter les ennuis. Parfois ils la refoulent carrément jusqu’à être assez forts pour accepter cette information sans se détester, comme tout semble le leur intimer. Parce qu’ils ont bien intériorisé, en revanche, depuis la petite enfance, que l’hétérosexualité était ce qu’on attendait d’eux, que c’est le modèle qu’on leur montre partout, et que si jamais ils avaient encore un doute en se disant que c’est peut-être simplement minoritaire mais pas forcément mal reçu par la société, les « pédé » et les « sale gouine » entendus ici ou là dès l’école primaire se seront bien chargés de leur faire comprendre : restez dans le rang, ne venez pas nous déranger, nous obliger nous, adultes et enfants, à vous tolérer et à gérer cette information sur vous. L’homosexualité reste un tort, un truc dont il faudrait s’excuser, ou du moins avoir l’obligeance d’en avoir honte, de le garder pour soi, que ça ne se voie pas s’il vous plaît, ça nous incommode.

 

J’ai été l’un de ces enfants. J’ai pris conscience de mon homosexualité à quinze ans, mais rétrospectivement, je revois ce gamin de douze ans, de huit ans, de six ans que j’ai inconsciemment mais soigneusement éteint. Le garçonnet malingre qui percevait les rires étouffés devant son manque de force et de virilité, les questionnements de sa famille qui le voyait ne jouer qu’avec des filles mais ne jamais avoir d’ »amoureuse », les moqueries des messieurs qui le voyaient assis les jambes croisées. Je l’ai éteint, ce gosse. Ce petit pédé. Pour le protéger de la violence qui couvait derrière ses hontes.

 

Beaucoup de gamins attendent d’être plus forts, d’être partis de leur région d’enfance pour recommencer à zéro, grands ados ou jeunes adultes, pour recommencer une vie. Une deuxième. Commencer tout de suite sous une identité gay, lesbienne, trans, bi, non binaire, cette nouvelle vie. Au moins là, si on est rejeté, on ne perd pas tout. Tous ses amis, toute sa famille, toute sa vie. On peut juste recommencer. Lucas, lui, n’a pas eu besoin d’être plus fort. Parce qu’il était plus courageux. Parce qu’il était aimé de parents qui ont su l’accepter tout de suite, en qui il a pu avoir confiance. Ce qui l’a tué, c’est le reste : l’éducation des autres, l’influence des représentations hétéronormées, la cruauté de gosses, leur désir de normer les choses et les gens pour ne pas avoir peur. Et bien sûr l’absence de réaction des autres adultes. Mais que connaît-on pour l’instant de cette histoire, à part les brefs articles de presse en ligne qui tournent sur Twitter ? Pas grand-chose, mais juste assez pour savoir que Lucas avait la chance d’avoir des parents dignes d’être parents, qui l’aimaient inconditionnellement et le lui ont fait savoir, et qu’il avait la malchance de tout le reste.

 

Quand ces faits divers horribles surviennent (suicides d’ados, agressions homophobes, visages tuméfiés en photo dans la presse locale), on voit les hommes et femmes politiques balancer leur tweet lapidaire, parfois un communiqué quand leur ministère ou leur collectivité est directement concerné, pour nous gratifier d’un lénifiant message de soutien et de solidarité. Même ceux qui sont hostiles et qui contribuent au climat d’homophobie qui a alimenté le harcèlement de Lucas. Je crois que c’est l’un des trucs qui m’horripilent le plus. C’est à la fois la preuve que les mentalités avancent dans le bon sens, puisqu’une Valérie Pécresse se sent obligée de déclarer qu’elle est bouleversée (avant de se prendre le torrent de réponses négatives qu’elle mérite), et le signe d’une ambivalence, d’une hypocrisie insupportable.

 

 

Il y a désormais une forme de consensus social autour de certains sujets sociétaux. Être raciste c’est pas bien. Être antisémite c’est pas bien. Être homophobe c’est pas bien. Pourtant les gens sont encore racistes, encore antisémites et encore homophobes. Mais ils vont s’en défendre avec véhémence, en dépit de leurs actes, en dépit de l’évidence du contraire. Je me souviens, en 2012, quand Frigide Barjot commençait à être invitée sur tous les plateaux pour exprimer son opposition au mariage pour tous et faire la pub du mouvement qu’elle montait et qui allait par la suite complètement lui échapper. Elle niait farouchement être homophobe. Ce n’était pas possible. Regardez donc son CV de fille à pédés, de parisienne branchée qui fréquentait le Banana Café. Regardez son petit Xavier Bongibault, sa caution gay lui aussi opposé au mariage pour tous. Comment voulez-vous que ce soit de l’homophobie, regardez, on en a trouvé un, un gay de droite qui se déteste tellement qu’il veut rester tranquillement à sa place, sans les mêmes droits que les autres. C’est bien que ça ne pouvait pas être homophobe, non ? Non, non, vraiment, elle était contre le mariage pour tous mais elle ne pouvait pas être homophobe. Spoiler alert, Frigide : si. Et j’espère bien que tu es encore tricarde partout où tu as osé te revendiquer « fille à pédés », jusqu’à la fin de tes jours, après ce que tu as libéré dans nos rues et dans nos médias, qui nous suit jusqu’aujourd’hui. A vomir.

 

Le corollaire de ce consensus social autour de choses qui nous semblent évidentes dans le contrat social et que beaucoup aimeraient bien voir voler en éclat dans un relativisme dangereux (« Invitons donc Génération Identitaire sur notre plateau pour qu’ils aient un droit de réponse, les pauvres, quand même ! » Mais à quel moment on s’est dit que les néonazis avaient un droit de réponse et que leur opinion était une parmi d’autres, en fait ?), c’est qu’il y a un coût social au racisme, un coût social à l’antisémitisme, un coût social à l’homophobie. Même quand on l’est, on ne peut plus l’être fièrement, le revendiquer. On doit faire un grand écart rhétorique entre des positions ouvertement homophobes et une obligation de revendiquer qu’on n’est pas homophobe. Gare au claquage.

 

Valérie Pécresse ne veut pas payer le coût social de l’homophobie. Ni le coût électoral, bien sûr. Elle veut d’un côté pouvoir démarier les couples gays, supprimer les subventions aux associations LGBT et le financement du char de la Région Ile-de-France à la Marche des Fiertés, pour flatter sa base électorale réac et homophobe, mais elle ne veut pas être un épouvantail pour des électeurs pas homophobes : il faut donc qu’elle affirme ne pas l’être, elle non plus. Valérie veut pouvoir être homophobe et qu’on ne lui mette pas le nez dedans, et surtout ne pas en subir les conséquences. Le vrai coût social de l’homophobie, ce sont les victimes d’agressions homophobes, les malades du sida morts d’inaction politique, les réfugiés LGBT expulsés et renvoyés à la mort dans les pays qu’ils ont fui, qui le paient. Le coût social de l’homophobie, c’est Lucas qui l’a payé. Et bien plus cher que des voix perdues aux élections régionales.

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