Le cas Sam Smith

 

 

Je ne sais pas ce que les réacs ont depuis quelques jours sur Twitter, Instagram et ailleurs, mais on dirait qu’ils découvrent les popstars qui font leur virage « libération sexuelle ». Sérieusement, on est dans une époque de plus en plus matrixée et polarisée, pour que des crétins poussent des cris d’orfraie devant une personne non binaire et une personne trans faisant une prestation télé inspirée de l’univers visuel de l’enfer, arborant une tenue en latex noir ou osant se balader dans la rue en short (??). Au-delà du fait que ça a déjà été fait des dizaines de fois avant (même les satanistes américains ont réagi par un « meh » tellement ça leur en a touché une sans faire bouger l’autre), la première question que cela suscite est la même que d’habitude : qu’est-ce que ça peut vous foutre ? Franchement vous avez quel âge ?

 

Un de leurs éléments de réponse pour justifier ce soudain accès de bigoterie périmée est justement lié à l’âge : ce serait une tentative d’endoctrinement des enfants. Ah bon. A quel moment les enfants interviennent là-dedans ? Ça me semble plutôt s’adresser à des adultes et à ce qu’ils pourraient commencer à questionner de leurs représentations. Mais bon, admettons que des enfants puissent tomber sur Sam Smith déguisé en poupée gonflable sur le tapis rouge des Brit Awards : personnellement, si j’avais vu ça quand j’avais six ou huit ans j’aurais trouvé ça… rigolo ? un peu ridicule ? moche ? hyper cool ? En tout cas, je ne me serais pas mis à chialer comme si la seule vue d’un mec dans une tenue gonflable pouvait m’évoquer, à un âge pareil, des images de sexualité sado-masochiste, ou modifier mon orientation sexuelle en une seule image. Et puis, encore une fois, ce n’est pas comme si à la base la démarche de Sam Smith s’adressait à des gosses de six ans. Dans le pire des cas, si ça doit inspirer quelque chose à un gamin ou une gamine, ce sera « tu peux t’habiller comme tu veux, avoir un physique pas mince ni sportif, et te trouver beau ». En quoi c’est un problème ? Cela me semble moins problématique que les propos de Vincent Cassel sur la masculinité la semaine dernière. A chaque parent de savoir, lorsqu’il met son gosse devant une cérémonie people en prime time avec tapis rouge et tout le décorum, qu’il peut tomber sur Kim Kardashian en robe dos nu jusqu’à la raie des fesses, sur Harry Styles en tenue queer bait, sur Rihanna en robe semi-transparente, sur Madonna en guêpière ou sur Lil Nas X en jockstrap. Soit ça te paraît faire partie du jeu et tu l’acceptes, soit ça te semble inacceptable et ingérable, et tu as alors d’autres options de choses à regarder. Mets ton gamin devant Gulli et fous-nous la paix, en fait.

 

Ou alors, c’est que le truc qui te dérange, en fait, c’est ce que Sam Smith montre aux adultes… peut-être, par exemple, la « fenêtre d’Overton » d’acceptabilité que Sam Smith est en train d’ouvrir : rendre les corps gros, non binaires, visibles et acceptables dans une dimension non misérabiliste, fière et sexy. Comme Lizzo ou Beth Ditto avant lui, Sam Smith se mange de la grossophobie à la pelle, et reste fierce, sans s’excuser. Et c’est peut-être ça qui les dérange, au fond : que quelqu’un de gros·se puisse jouer avec les codes de la sexualité, de la vulgarité, du stupre et de la liberté sexuelle sans se faire « punir » par le public : on ne peut pas vraiment dire que les derniers mois de Sam Smith soient une punition, mais plutôt un gros regain de hype dans sa carrière, entre le carton de Unholy dans les charts et le Grammy Award que le titre lui a valu avec Kim Petras il y a quelques jours. Dieu sait qu’en étant si visible (de par son succès commercial et critique), iel prend beaucoup de risques et fait preuve d’un courage admirable, se faisant désormais agresser verbalement en pleine rue par des blaireaux tout fiers de se filmer en train d’accomplir leurs exploits. Je l’en respecte d’autant plus.

 

Grossophobie, LGBTphobie, on ne sait pas trop ce qui caractérise le plus le mouvement d’indignation un peu troublant qui semble frapper Sam Smith, mais ce qui est sûr, c’est que comme Madonna à l’époque de Erotica, vilipendée de partout et qualifiée de provocatrice, salope, nympho, vulgaire, iel touche du doigt quelque chose qui fait se crisper notre société de plus en plus pudibonde. Et que comme celles et ceux qui ont, à la suite de Madonna, pris un virage plus sexy, plus revendicatif et plus « sexualisé » dans leur image publique à l’occasion du marketing d’un album (virage qui correspond aussi, souvent, à une prise de contrôle éditorial et marketing plus forte de l’artiste au détriment des choix plus « safe » de son label) (les exemples allant de Britney Spears à Miley Cyrus en passant par Ariana Grande, Harry Styles ou Christina Aguilera), l’histoire et sa fanbase lui donneront raison. Ce sont des portes qui seront poussées pour les suivant·e·s, et qui seront ouvertes pour plein d’autres domaines de la pop culture dans les prochaines années : artistes trans et non binaires, acteurs et actrices, rôles dans les films et les séries télévisées, représentations, chanteurs et chanteuses, visibilité des corps non minces… Sam Smith contribue, à son échelle, à rendre tout cela possible, et à pousser vers le mainstream ce qui n’est aujourd’hui porté que par quelques marques, mannequins, artistes et produits culturels dont la simple présence de ces caractéristiques (gros, trans, non binaire, etc.) les retranche directement au rang des « alternatifs ». Demain, peut-être, voir un artiste être gros, non binaire et revendiquer son assurance et son sex-appeal, sans s’excuser d’être là ni avoir la politesse de bien vouloir se faire discret, ne nous apparaîtra plus comme un événement mais comme quelque chose de normal. Sam Smith n’a pas moins le droit que Rihanna de se trouver sexy et de revendiquer une fierté de son corps et de son identité. Dans dix ans, si on n’a pas tout simplement oublié ces fâcheux incidents et cris de crétins, on pourra probablement remercier l’interprète de Diamonds.

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