Les chapitres

 

 

Il n’y a pas longtemps j’ai croisé, par hasard, un gars qui était à la fac avec moi, avec qui je n’étais pas copain mais avais suffisamment de cours et de TD en commun pour qu’on soit, à l’époque, des « visages familiers » l’un pour l’autre. Alors en se croisant, plus de quinze ans après, sur une terrasse lyonnaise, il y a eu cet instant un peu étrange où le regard de l’un s’arrête sur l’autre, est un peu interloqué, le « scanne », cherche à le resituer, puis le reconnaît, sans trop savoir quoi faire de cette information, de cette anomalie dans le quotidien.

 

C’est comme si la vie était un livre découpé en chapitres, et qu’un personnage du chapitre des années 2000 venait soudain se balader dans un chapitre où sa présence n’est plus du tout naturelle. Comme nous ne sommes pas spécialement amis, une fois qu’il a été avéré que nous nous étions reconnus, nous nous sommes limités à quelques politesses d’usage, en prenant des nouvelles de nos situations professionnelles et personnelles depuis nos années passées ensemble sur les bancs de l’université. Mais c’était amusant de voir ressurgir cette personne, ce figurant du passé, en 2023. De quoi se rappelle-t-il, me concernant ? Et en quoi ai-je changé aujourd’hui, pour que je sois à la fois reconnaissable et, forcément, différent (il y a quand même quelques différences entre avoir 38 ans et en avoir 22) ? Il doit se rappeler d’un mec un peu gauchiste et maladroit, looké comme un pédé de dix-huit ans des années 2000, avec force t-shirts colorés moulants compressant mon bide déjà apparent et mes bras mollassons, jeans taille basse où flottaient mes maigres cuisses, lunettes de petit intello d’agence de com et cheveux coiffés en pics comme Trent Lane dans Daria. Mais je ne crois pas que le portrait soit exactement le même en 2023. Pourtant c’est la même personne. Et lui, c’était un peu comme un témoin gênant de cette époque qui soudain reconnaissait un visage aperçu sur un avis de recherche non mis à jour depuis quinze ans.

 

Pour ma part, je l’ai reconnu immédiatement (une fois la demi-seconde de battement à base de « tiens cette tête est vaguement familière mais ne fait pas partie de mon « décor » quotidien », pendant laquelle on scanne son visage pour retrouver qui c’est), mais j’ai aussi eu un doute. Oui, on dirait vraiment que c’est lui. Ou alors c’est un sosie ? Qu’est-ce qu’il fout à Lyon ? Non, c’est peut-être pas lui. Mais si, regarde, lui aussi il est en train de scanner ton visage en se demandant si c’est bien toi. Ça doit être lui. Il doute parce qu’avec la barbe et les kilos en plus tu as un peu changé, mais il te reconnaît aussi.

 

Au final, oui, c’était bien lui, et il m’a tout de suite confié qu’il avait eu un doute, lui aussi, sur ma réelle identité, envisageant que je sois un sosie de moi-même. Sa présence à Lyon étant fortuite, puisqu’il n’y vit pas et n’y était que de passage.

 

Ça ne m’arrive pas souvent mais c’est marrant de recroiser, comme ça, des figures du passé. Presque des figures d’une ancienne vie. Car cette notion de chapitre donne un peu une impression de plusieurs vies dans une vie. Et c’est un peu flatteur, au fond ; ça veut dire qu’il s’est passé des choses, et pas rien du tout. Peut-être que ma vie est moins ennuyeuse, plus riche que je ne le pense. Il y a des chapitres passés qui n’ont plus grand-chose à voir avec ma vie d’aujourd’hui. Je ne sais pas si on peut « chapitrer » sa vie par décennie, ou s’il faut prendre en compte des étapes-clés, des rites de passage, pour comprendre comment notre existence se divise en plusieurs vies. Mes potes avec enfants ne sont plus vraiment les mêmes qu’en 2005, lorsqu’ils étaient étudiants et loin de penser que leur vie serait celle qu’elle est aujourd’hui. Il en va de même pour moi, même sans être devenu parent. des chapitres entiers sont passés et se sont refermés dans ma vie depuis les études. Mais une étape, un chapitre, ne se ferme pas comme ça, du jour au lendemain. On peut imaginer que mes cinq années bordelaises sont un chapitre, mais celui-ci ne s’est pas fermé par magie le jour de ma remise de diplôme : j’ai emmené avec moi des expériences, des amis, mon mec de l’époque, dans le « chapitre » suivant à Paris. La page s’est tournée progressivement. Mais en revoyant aujourd’hui les photos de cette époque à Bordeaux, tout a changé depuis : le look, les fringues, les expériences, les opinions très arrêtées qu’on a à vingt ans sur ce que devrait ou ce que ne devrait pas être la vie. Je me regarde sur ces photos, où figurent parfois des gens qui sont toujours mes amis aujourd’hui, et j’y vois une autre personne. Une personne qui serait étonnée de ce qu’elle pense, de ce qu’elle vit, de ce qu’elle a construit, trois ou quatre chapitres plus tard.

 

Les photos avec les potes à l’époque du lycée, c’est encore pire. Le gamin sur les photos est penaud, mal dégrossi. Non pas que je sois un adulte très accompli aujourd’hui, mais il y a clairement du progrès. Eux aussi, les copains du collège et du lycée, ce sont un peu les témoins gênants de ces années-là, je n’ai jamais vraiment cherché à les « mélanger » à mes cercles amicaux actuels, ils savent trop de trucs cringe, ils ont trop de souvenirs et d’anecdotes que j’aime conserver sous clé, soigneusement rangées dans le chapitre lycée, où je peux les oublier peu à peu. Même si, je dois l’avouer, j’aurais bien aimer que des gens issus de ces différentes époques de ma vie se rencontrent à mon mariage, pour comparer un peu leurs copies, et relever ensemble des changements et des continuités entre celui que j’étais dans les années 90, dans les années 2000 et dans le chapitre actuel de ma vie. J’espère avoir traversé tout ça en étant à peu près quelqu’un de bien. En tout cas quelqu’un qui leur a laissé de bons souvenirs.

 

Mais ce qui est chouette, c’est qu’en discutant cinq minutes avec ce mec, croisé par hasard après quinze ans sans l’avoir revu, j’ai pu constater, en quelques mots échangés, qu’il avait lui-même muri, parcouru du chemin, et qu’il était davantage que les quelques caractéristiques que je lui attribuais à l’époque, et qui me faisaient office de souvenir, d' »image » que j’avais de lui. Il y avait des choses qui avaient changé en lui, dans sa manière de parler, de regarder, de considérer les autres et le monde. Ça se sentait. Lui aussi, il a grandi, et quelques chapitres plus tard, dans sa propre vie, lui aussi est toujours le même mais un peu un autre.

 

 

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