Ce week-end, l’extrait vidéo qui a tourné sur Twitter, d’Emmanuel Macron en goguette au Salon de l’Agriculture, en train d’expliquer (avec son air suffisant qu’il n’a pas l’air de savoir réfréner, le pauvre) que les agriculteurs exercent leur métier du lundi au dimanche, sans repos, dans des conditions de merde qui en font l’une des professions les plus propices au suicide, et que c’est super, justement, « c’est ça qu’il faut pour le pays », m’a semblé l’une des plus éloquentes de la séquence médiatique de la réforme des retraites qu’on subit depuis quelques mois.
Peu à peu, le discours a glissé de « c’est super », « c’est une réforme de justice » à « c’est nécessaire », puis à « on sait que c’est de la merde mais on ne peut pas faire autrement », pour maintenant retomber dans une étrange tambouille qui mélange les deux « regardez les métiers les plus galère qu’on puisse imaginer, c’est vraiment super ». Mais plus les arguments glissent vers un pessimisme rationnel (qu’on aurait pu éventuellement comprendre et accepter s’il avait été correctement martelé dès le début), plus on est amené à se poser des questions sur l’optimisme béat et la vision idyllique que la majorité présidentielle a tenté de nous présenter pendant des semaines : la réforme serait une réforme de justice sociale et de progrès, elle serait géniale, elle serait favorable aux femmes, elle garantirait un minimum retraite à 1200€… le discours n’a viré au « c’est nécessaire on peut pas faire autrement », plus rationnel, que quand ces arguments du rêve néolibéral ont été démontés un par un, non seulement par des syndicats mais aussi par des instances supposées être neutres. Difficile pour les Français, qu’ils soient contre la réforme ou qu’ils la regardent placidement advenir, tranche par tranche, gouvernement après gouvernement, sans trop se poser de question (en vrai, ça fait des années qu’on fait tous des vannes sur le fait qu’on n’aura pas de retraite, que le système va imploser, qu’on va tous crever avant ou qu’on partira à la retraite à 75 ans : l’optimisme économique n’est pas une valeur de notre génération), de ne pas avoir l’impression qu’on a cherché à les prendre pour des cons. La séquence sur le minimum retraite à 1200€ était notamment un cas d’école de rétropédalage et de tentative d’enfumage, je ne comprends même pas comment des têtes n’ont pas sauté.
Mais les voilà désormais condamnés, faute d’arguments « positifs » (vu qu’il n’y en a pas), à se positionner, tardivement, sur le terrain moins vendeur, plus tristouille, du rationnel : c’est nécessaire, il le faut, on est obligés, faites un effort. Des mots qu’on ne les entendait pas prononcer il y a encore quelques semaines. Car se positionner sur des arguments comme « on n’a pas le choix », cela convoque davantage de réflexion et de ripostes que « c’est super avantageux on est vraiment trop sympas de la faire, cette réforme ». « On n’a pas le choix » leur impose, en face, la réaction qu’ils cherchent à éviter : « Ah bon ? On n’a pas le choix ? C’est vraiment la seule option possible ? Très bien, étudions les autres options pour comprendre pourquoi elles ont été écartées… ». Et c’est là qu’on se rend compte, et qu’ils sont peu à peu poussés dans leurs retranchements d’avoir à l’admettre : oui, il y avait d’autres options, d’autres choix. Mais on a fait ce choix-là. On a fait le choix politique de taper dans ces poches-là.
Et c’est un choix discutable. Ce choix de privilégier la croissance, les classements, la place de la France dans la top 8 mondial des pays les plus riches et les plus puissants du monde. C’est un choix compréhensible à certains égards. Cette place à la table des pays riches nous protège à bien des égards de certains tourments. Mais on ne se pose pas assez souvent la question de ce que c’est que d’être un plus petit pays. Pourtant on se compare souvent à eux. Le modèle scandinave. L’hygiène de vie crétoise. L’esprit d’innovation des pays baltes. Pourtant ils ne sont pas au G8. Est-ce qu’ils sont si malheureux, les Finlandais, les Danois, les Suédois, de ne pas être ressortissants de l’un des pays les plus puissants du monde ? Pourtant, tout a l’air de mieux marcher chez eux que chez nous, à en écouter certains. Alors quoi, les petits pays, c’est bon à copier pour les réformes libérales, mais pour le reste, priorité absolue à les maintenir sous notre semelle en restant tellement plus géants qu’eux ?… Je me rends bien compte que ce que je dis est stupide, la place de la France parmi les pays les plus riches du monde contribue grandement à la rendre vivable pour ses plus de 65 millions d’habitants, et à ce jour on ne saurait pas trop quoi faire si on devait réfléchir à notre économie autrement qu’en termes de croissance. Mais avec les inégalités qui se creusent, l’inflation, les services publics structurellement en manque de moyens, les tentations de l’extrême-droite dans les scrutins de plusieurs pays d’Europe, on voit bien que le truc commence à se gripper, à ne plus redistribuer correctement. Ça ne fonctionne plus.
Dire que les Français sont des fainéants, qu’ils ne veulent pas faire d’efforts, alors qu’on exclut les chômeurs de plus en plus facilement des chiffres du chômage pour faire croire que ça baisse, qu’on n’agit que par de la comm face aux dérèglements climatiques, qu’on voit des bénéfices records attribués à l’actionnariat et que de plus en plus de gens n’arrivent pas à boucler les fins de mois alors même qu’ils jouent le jeu de se crever à la tâche pour avoir les moyens de se payer les simples nécessités, ce n’est tout simplement plus audible. Entendre claironner que les professions les plus précaires, les moins protégées, les plus ingrates, c’est ça le modèle à suivre, ce à quoi on doit aspirer, ce n’est plus possible. Ce nivellement par le bas, en permanence, pour justifier que les profits doivent continuer à grandir mais être de moins en moins redistribués, pour nous faire avaler que les acquis sociaux c’est de la merde et qu’on devrait être bien contents de ne pas déjà travailler en sweatshop, et au passage que ce serait pas mal qu’on tende de plus en plus vers l’esclavage pour permettre aux milliardaires français de l’être encore un peu plus afin de ne pas passer pour des losers auprès de leurs copains milliardaires des autres pays, je ne sais pas comment on a accepté, à un moment, sans broncher, que ce soit devenu le discours rationnel, contre lequel il n’y aurait plus rien à redire sans se faire taxer de fasciste d’extrême-gauche. Mais voilà où on en est.