La chanteuse à pommettes

 

 

L’automne de l’an 2000, quelque part en Seine-et-Marne. La France laisse peu à peu retomber l’euphorie musicale autour des tubes qui ont bercé son été : Anastasia, Daft Punk, Alizée, la comédie musicale Roméo & Juliette, Hélène Ségara, Yannick, Britney Spears… Pour ma part, je suis fossilisé sur le canapé familial devant MCM et MTV, et dans ces semaines suivant la rentrée, je regarde mollement les classements des charts du Royaume-Uni que diffuse alors MTV en France. Beaucoup de titres dance plus ou moins putassiers se disputent les premières places à cette époque, dont le single d’un DJ italien dont je n’avais jamais entendu parler (et dont je n’entendrai plus parler par la suite non plus) : Spiller. Groovejet (If This Ain’t Love) n’est pas un tube aussi énorme et incontournable que 7 Days de Craig David ou Music de Madonna, avec lesquels il partagera le top 10 des charts européens, mais il est entêtant et arrachera brièvement la première place du top single anglais. Pour ma part, je le découvre à la télé, via son clip tourné à Bangkok, où le DJ italien et la chanteuse britannique se promènent en ville chacun de leur côté avant de se rencontrer dans un night club, et j’en suis alors quasiment sûr : une star est née. 

 

Je n’avais auparavant jamais entendu parler de Sophie Ellis-Bextor, chanteuse d’un groupe indie éphémère. Comme beaucoup de monde j’imagine. Mais si elle n’est que le featuring de la chanson et du clip, c’est elle que je remarque instantanément. Son visage altier, ses pommettes rose, ses grands yeux bleus en amande, sa voix discrètement ample. Groovejet sera un one hit wonder pour Spiller, mais je garde dans un coin de ma tête le nom et le visage absolument remarquables de la chanteuse.

 

En France, on ne la reverra vraiment qu’un an et demi plus tard, quand début 2002 le titre Murder On The Dancefloor traverse la Manche et devient l’une des chansons les plus diffusées de l’année, en France comme dans le reste de l’Europe. Impossible d’y échapper. Malheureusement, de notre côté la Manche, ce sera à peu près tout pour Sophie Ellis-Bextor, que les Français auront tendance à catégoriser « one hit wonder des années 2000 ». C’est bien sûr injuste pour les autres singles issus de l’album Read My Lips, qui deviendra l’un des albums que j’ai le plus saignés de ma vie. Mais il est aussi bien triste que les cinq albums qu’elle a sortis par la suite au Royaume-Uni n’aient reçu quasiment aucun écho chez nous. C’était les années 2000, le marché musical était en pleine évolution avec le téléchargement illégal puis le streaming, les labels et distributeurs ne soutenaient hors de leurs pays que les artistes les plus solides, les titres les plus incontournables et rentables. Et Sophie Ellis-Bextor, chanteuse britannique sans ancienneté ni histoires ni scandales (elle a rencontré et épousé le bassiste de sa première tournée et lui a fait cinq enfants) ayant un seul tube dans la veine des divas dance pop déjà très présentes (et autrement plus grosses vendeuses) comme Kylie Minogue ou Madonna, n’était pas une assez grosse popstar, pas assez réclamée par le grand public, pour être soutenue par son label et obtenir que ses singles soient multi-diffusés sur NRJ. C’est comme ça.

 

De mon côté, Read My Lips m’avait suffisamment accroché pour investir dans les albums Shoot From The Hip et Trip The Light Fantastic à leurs sorties respectives, en 2003 et 2007. Les singles issus de ces albums ne connaîtront pas le même succès au Royaume-Uni que Murder on the dancefloor, alors en France, n’en parlons même pas. Mais c’est ainsi, alors que tout le monde ou presque, en France, l’avait zappée, je fais partie de ces pédés fidèles à leurs chanteuses pop d’adolescence qui s’accrochent, et Sophie Ellis-Bextor (SEB, pour faire plus court) est restée pendant près d’une décennie cette chanteuse à pommettes saillantes et à mélodies dance pop mélancoliques que je ne pouvais pas tout à fait lâcher. Puis vers la fin des années 2000 / début des années 2010, elle se fera vaguement remarquer sur de nouveaux featurings avec des DJs (Freemasons, Armin van Buuren, Bob Sinclar, Junior Caldera), et c’est à peu près à ce moment-là que j’ai décroché, ne la voyant plus vraiment comme une chanteuse avec sa propre carrière mais comme une voix pop pour chansons de DJ. Je passerai ensuite un peu à côté des albums Wanderlust et Familia, en 2014 et 2016, marketés de manière beaucoup moins « dance club » et beaucoup plus en mode chanteuse indie cool un peu poseuse genre Lana Del Rey, et pour la promo desquels SEB reniera un peu ses années dance, alors même que le son de beaucoup de chansons qui y figurent aurait également eu tout à fait sa place sur ses premiers albums. Musicalement, elle a évolué mais n’a jamais franchement dévié de sa vision personnelle. Malheureusement, elle n’est pas devenue la superstar pop qu’elle avait le talent et le charisme pour être, mais elle est restée cette chanteuse fascinante, discrète, heureuse mère de famille londonienne avec une discographie certes confidentielle en-dehors de ses fans britanniques mais qualitative, et c’est probablement aussi bien comme ça. Dans les années 2010, Sophie Ellis-Bextor est en Angleterre une chanteuse établie mais un peu en perte de vitesse, un passage dans la version locale de Danse avec les stars (où elle se hisse en finale) lui assure un regain de notoriété qui sera bénéfique à l’exploitation de son album Wanderlust. En Europe, Sophie Ellis-Bextor n’a eu le temps de devenir ni ringarde ni problématique : elle est tranquillement culte, sans avoir la pression des millions de disques vendus par ses consoeurs plus exposées. Par le public qu’elle brasse encore aujourd’hui, elle se rapproche plus d’une Carly Rae Jepsen ou d’une Marina & The Diamonds : adulée par un profitable public de gays trentenaires et quadra qui adorent la pop et Internet. C’est un bien meilleur plan que de devoir être Rihanna ou Katy Perry en 2023.

 

Bref, Sophie Ellis-Bextor a traversé les années 2000 et 2010 sans vagues, plutôt prophète en son pays qu’ailleurs dans le monde, et a abordé la décennie 2020 sans avoir à rougir de son parcours. Mais il faut bien dire que je l’avais un peu oubliée et que, vingt ans plus tard, il ne me restait plus trop de souvenirs impérissables d’elle au-delà de Read My Lips et Catch You, le lead single de Trip The Light Fantastic qui a inexplicablement été mon tube de l’été 2007. C’est pourquoi j’ai été à la fois surpris et hyper content de la voir ressurgir dans l’actualité musicale en 2020, lorsqu’elle a profité du confinement pour organiser un concert en live sur Instagram tous les vendredis soirs, le Kitchen Disco, qui est vite devenu un rendez-vous incontournable pour les fans et les moins fans. On y voyait la chanteuse, pendant trente minutes chrono, entonner d’anciens singles et des chansons d’autres artistes (comme Madonna, Moloko, etc.) en déambulant dans son salon et dans sa cuisine, avec dans les pattes certains de ses enfants et son mari. A cette période particulièrement déprimante et anxiogène, le concept était un coup de génie, à la fois simple, sans grande recherche (beaucoup de chanteurs et chanteuses faisaient des live Instagram à l’époque) et pourtant parfaitement efficace et réussi, une promesse claire (30 minutes) et une prévisibilité bienvenue dans le format comme dans le contenu, avec sa propre identité et un esprit fun qu’on avait envie de retrouver chaque semaine.

 

 

 

Sophie Ellis-Bextor a surfé sur ce renouveau avec une compilation, une tournée anglaise et un album live dédiés à son Kitchen Disco Tour, mais son volet européen a été retardé pour ne finalement débuter que cette semaine à Paris. Le concept est génial, ça pourrait être une escroquerie vu la quantité de titres chantés qui ne sont pas les siens, et pourtant ça tient la route, ça fait décoller la salle et, surtout, cela redonne vie avec justesse à ces moments de fun sincère et décomplexé sur Instagram du printemps 2020. La Cigale qui semblait au début peiner à se remplir vers 19h était pourtant bel et bien pleine à craquer, sold out lorsque la chanteuse a débarqué sur scène à 21h. Et le moins qu’on puisse dire, c’est que la chaleur était communicative. Déjà parce qu’on a vite commencé à crever de chaud là-dedans à force de chanter et de sauter sur place, et puis parce que le plaisir et la bonne humeur de SEB à être là et à revoir ses fans français après toutes ces années étaient vraiment palpables. La marque des bons concerts, pour moi : j’en suis ressorti avec la voix flinguée et un acouphène. Et la sensation agréable de m’être un peu reconnecté à mon moi de quinze ans.

 

5 thoughts on “La chanteuse à pommettes

  1. Ogo

    mars 4, 2023 at 8:27

    SEB a su nous séduire avec son charme discret et avec son élégance. Rara avis

  2. Matoo

    mars 6, 2023 at 8:30

    J’ai pensé à ce concert de Robyn tant j’ai vu de stories IG de connaissances (pédées évidemment ^^) qui étaient là ce soir. Elle a clairement rassemblé une génération, et ça avait l’air top !!!

    • Vinsh

      mars 7, 2023 at 12:04

      C’était vraiment très cool. Et oui, j’ai été étonné, je connaissais plein de monde dans la salle, je la croyais beaucoup plus « niche », beaucoup plus largement oubliée du public (gay) français !

  3. William Réjault

    mars 7, 2023 at 3:33

    L’album live que j’ai le plus écouté durant les vacances de Noël… J’avais acheté mes places et puis… La flemme… Merci pour le recap.

    • Vinsh

      mars 7, 2023 at 3:57

      Je comprends la flemme, je n’étais pas forcément méga-convaincu que ce serait génial avant d’y être, même si j’étais très content de la voir enfin en live, après toutes ces années. Mais c’était vraiment très chouette ! 🙂

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