J’ai toujours eu un rapport assez contrarié à la nourriture. Mon carnet de santé parle d’anorexie lorsque j’avais un an : non pas que je cherchais à mincir puisque je n’avais qu’un an et donc pas d’image négative de mon corps, mais apparemment il y avait des moments où je vomissais tout ce qu’on me donnait à manger. La petite enfance et l’enfance ont été compliquées aussi sur ce plan-là (heureusement, j’étais par ailleurs très calme et je dormais beaucoup, donc je causais peu de soucis à mes parents en-dehors des repas) : jamais envie de me mettre à table, mastication très lente, je traînais à table systématiquement trente minutes de plus que mon petit frère pour finir les mêmes assiettes. Manger ne m’a jamais intéressé, ni vraiment plu. Le rituel du repas m’est globalement pénible. Cette notion de manger à heure fixe, de s’asseoir à table, de salir de la vaisselle, de se tenir droit sur sa chaise, de regarder d’autres personnes manger et de les laisser me regarder manger… tout ça m’a toujours un peu dérangé.
Un ami de mes parents est resté très marqué par un truc que je lui ai dit lorsque j’étais gamin, « Manger n’est pas un plaisir, c’est une nécessité. C’est comme faire caca, quoi. Je le fais parce que je suis obligé. ». Dans un pays comme la France, la nourriture, c’est un sujet sérieux, une fierté, une religion. Mais moi je m’en suis toujours foutu. « Ne pas aimer manger, c’est ne pas aimer vivre ! », s’est un jour exclamé un mec en ma présence. Et bien peut-être que je n’aime pas vivre, je n’en sais rien. En tout cas ce n’est pas la bouffe qui me rend heureux, me connecte au monde, aux autres, à mon corps. Je ne suis, la plupart du temps, connecté à rien de tout ça. Même mon corps, je ne l’écoute pas, je trouve ses dysfonctionnements normaux, je ne me pose pas de question au-delà de la simple préservation de mon intégrité physique : à part la violence, la plupart des choses qui m’entourent et que je vis au quotidien m’indiffèrent. Ce n’est pas une part de pizza quatre fromages ou une planche de charcuterie qui va me faire me pâmer bruyamment. Je ne dis pas que je n’aime rien, hein. Juste : ça ne m’intéresse pas. Je mange les trucs que j’aime bien et, de façon marginale, je découvre parfois un nouveau truc que j’aime, mais je n’explore pas, je ne kiffe pas, je ne m’intéresse pas à la bouffe.
Lorsque j’ai quitté le domicile parental à dix-huit ans, me retrouvant sans supervision à plus de six cent kilomètres de chez eux, ma routine alimentaire s’est rapidement déréglée. Aujourd’hui encore, si mon mari est absent, il n’y a quasiment aucune chance que je mange un repas, et toutes les chances au contraire pour que je grignote un peu, à divers moments de la journée, dès que j’ai faim mais jamais sous forme d’un repas structuré entrée-plat-dessert. Avec les années, j’ai peu à peu grossi, et aujourd’hui je suis dans la tranche haute de l’IMC « normal ». Cela ne me préoccupe pas. Même si j’ai du bide et mal partout, et que je digère mal des trucs que je digérais très bien il y a encore cinq ans. Le corps se dérègle, il vieillit, je l’accepte sans trop le questionner, manger des oignons rouges qui me donnaient des remontées acides ou des fromages à pâte dure qui me donnaient des aphtes ne me manque pas. Je fais sans. Et parfois, sans faire attention, j’en mange même encore. Me nourrir n’est pas une activité dans laquelle je suis très investi mentalement ou émotionnellement.
Je ne saurais expliquer pourquoi je suis comme ça. Je mange comme un gosse de dix ans qu’on aurait laissé seul à la maison pour le week-end. Des trucs sucrés, des snacks salés, des saloperies. De la satisfaction rapide et immédiate, pour pouvoir vite passer à autre chose. Oublier cet estomac et se consacrer à des activités plus gratifiantes, ou plus garantes d’absence, comme dormir ou ne rien faire. Globalement beaucoup de sucres, de glucides, de lipides. Peu de vitamines, peu de protéines. Je ne serais guère surpris de me découvrir du cholestérol à la cinquantaine. Ou un cancer quelque part dans le tube digestif. On verra bien.
Dans ce marasme nutritionnel, on ne peut même pas dire que j’ai peu à peu évolué vers le végétarisme ou le veganisme, ou vers toute autre trace d’une forme de préoccupation, de réappropriation culturelle et politique de mon alimentation. Non, encore une fois : je m’en fous. Il se trouve que je n’aime pas la viande, que je n’ai jamais aimé ça. Mon alimentation quotidienne est donc, de fait, majoritairement végétarienne. Sans pour autant m’empêcher de manger McDo ou de commander des pâtes carbo au restaurant. Je fais selon l’envie de l’instant. Mais je ne me reconnais pas dans l’étiquette de flexitarien. Je trouve ça un peu niais, et je suis assez convaincu que c’est une invention de lobbyistes pour nous déculpabiliser de nous accrocher à une consommation de viande et à l’industrie polluante et condamnée à long terme qui y est associée. Mon discours n’est absolument pas « je mange moins de viande, mais de la viande de meilleure qualité ». Non. Je me fous de la charcuterie sans nitrite ou du steak issu des fermes locales : la vache est morte quand même, c’est gentil de se préoccuper de bien-être animal mais à la fin elle va dans le même abattoir que les autres, ce n’est pas une perspective très riante pour elle, donc bon, je sais pas trop en quoi ça te permet davantage d’ignorer la mort dans ton assiette, de te dire qu’au moins elle a vécu dans un pré verdoyant et que ça devait être sympa.
J’ai grandi dans les années 80-90, et ces années ont largement construit mes schémas mentaux et mes habitudes alimentaires, et au passage ma perception du tolérable et de l’intolérable en matière d’alimentation carnée. Et bizarrement, ce n’est pas vraiment un filtre éthique ou écologique qui va guider mes goûts en matière de viande (mes goûts, hein, pas mes choix : bien sûr que lorsque je suis devant un rayon au supermarché j’essaie de choisir plus « propre », de me rassurer en tant que citoyen, de penser un peu à avoir un impact moins négatif). Il y a bien des viandes dont le goût me donne envie de vomir (agneau, mouton), mais la plupart du temps le goût d’une viande va m’être à peu près tolérable. Non, ce qui va faire la différence pour moi, je l’ai compris il y a quelques années, c’est l’abstraction. Je peux manger une tranche de jambon rose fluo pleine de nitrites ou un burger bien industriel de chez McDo ou ailleurs : du moment que c’est très assaisonné, très sucré ou très salé, je vais facilement m’accommoder de la bouffe industrielle. Les cordons bleus et autres saletés en salaison dont on nous gavait, mon frère et moi, lorsque nous étions gamins, me semblent encore tout à fait mangeables aujourd’hui (même si je ne me souviens pas avoir mangé un cordon bleu au cours de quinze dernières années).
Non, ce qui va m’écœurer, ce sont les « preuves » animales. Les preuves du vivant, qui mettent fin à la « suspension de l’incrédulité » quand on mange de la viande et qu’on occulte totalement le fait qu’il s’agissait de la cuisse ou de l’épaule d’un petit cochon qui hier encore ne demandait qu’à vivre. Les nerfs, les tendons, les cartilages, les os. Le sang, n’en parlons même pas, je ne comprends même pas comment ça peut exciter la majorité des gens de manger saignant. Mais les articulations, vraiment, c’est juste pas possible. J’ai horreur de manger un hamburger, un nugget ou des boulettes de bœuf (terme judicieusement choisi pour évoquer de la viande plutôt qu’une vache), et de tomber sur un morceau de cartilage qui coince entre mes molaires et que je me sens obligé de rechercher avec ma langue, de coincer entre mes incisives et de recracher dans ma serviette en papier. Pire, de tomber sur un gros morceau de cartilage, le sortir de ma bouche, le tenir entre deux doigts et vaguement deviner où ce gros truc blanc et caoutchouteux se trouvait dans le corps de l’animal qu’on est en train de bouffer, là, sous son aimable et innocente forme de boulette ou de saucisse dans le couscous de belle-maman. Je ne mange jamais de côtes de porc ou de bœuf : leur forme est vraiment trop évocatrice de la cage thoracique de l’animal dont elles sont issues. Pareil pour les ailes ou les cuisses de poulet : impossible pour moi, depuis des années, de m’acharner avec les dents sur la chair accrochée autour d’un os que je tiens entre deux doigts. Ça me sort trop de l’abstraction nécessaire à l’ingestion de chairs animales. Ça me dégoûte.
Dans la mesure où une tranche de jambon industrielle, un burger de fast food ou un plat cuisiné surgelé un peu honteux ne me met pas en présence d’un os ou d’un bout de cartilage récalcitrant, en vrai, bien souvent, je suis capable de le manger. C’est juste que ça ne m’attire pas trop, la plupart du temps, et qu’avec le temps mon alimentation s’est orientée vers les féculents, fruits, légumes et produits laitiers, qui ont l’avantage de n’être quasiment jamais problématiques, au goût ou sous la dent. D’autant plus que beaucoup de ces saletés se mangent facilement sur le pouce, à l’unité, en-dehors d’un repas et sans avoir besoin de sortir une assiette et des couverts : des atouts quasiment insurpassables dans ma manière de voir et d’envisager ce que veut dire « manger ». Et comme je n’aime pas assez manger pour me taper des essais culinaires foireux et risques inutiles de tomber sur une fibre animale qui me résiste sous les dents, bien souvent, je ne mange plus de viande, ne testant jamais par moi-même une nouvelle recette qui pourrait enfin, adulte, me faire considérer le rumsteak sous un jour plus positif.
Peut-être que ça veut juste dire que je suis chiant depuis toujours et que j’ai vaillamment résisté à toutes les opportunités de faire « mûrir » mes goûts et mon palais. Mais ce qui est certain, c’est que je ne pense vraiment pas être tombé dans un végétarisme militant ou éthique. C’est plutôt, comme beaucoup de traits de ma personnalité, un trait « en creux » qui s’est dessiné en grandissant : une absence d’intérêt, une absence d’envie, une absence de désir de tout le reste. Et le peu qu’il restait alors à apprécier est devenu mon goût.