Les réflexes et habitudes qu’on prend sont parfois perçus comme des bizarreries, alors qu’au départ, il y a une impulsion, une inclination qui nous semblait tout à fait naturelle. Mais ce qui est naturel pour moi sera d’une froideur incompréhensible pour d’autres. J’ai des centaines de numéros enregistrés dans le répertoire de mon téléphone. Je ne dois véritablement appeler qu’une demi-douzaine d’entre eux, le reste de mes conversations avec les gens plus ou moins proches de ma vie se faisant plutôt à l’écrit, via Whatsapp, les messages privés Instagram, Telegram, Snapchat ou, de plus en plus rarement, par e-mail (mon Gmail est devenu une gigantesque poubelle à newsletters dans lequel je suis régulièrement obligé de faire du nettoyage pour ne pas bloquer ma capacité de stockage).

J’ai accumulé ces numéros avec les années, d’anciens camarades en anciens plans cul, de rencontres qui n’ont guère duré en anciens jobs qui ne fournissaient pas de portable pro et qui m’obligeaient parfois à utiliser mon numéro perso (je retrouve encore des noms d’anciens clients lorsque je scrolle pour chercher un contact). J’imagine que beaucoup de ces numéros ont changé, ne sont plus attribués ou appartiennent désormais à quelqu’un d’autre. Je fais plus que l’imaginer, je le constate, parfois, lorsque je reçois une notification de Telegram ou de Snapchat « Amélie est désormais sur Telegram, dites-lui bonjour ! » pour tomber sur le profil d’un mec qui ne ressemble absolument pas à Amélie. Amélie a dû changer de numéro, mais bon je ne l’ai pas eue au téléphone depuis 2007, il faut dire.

Et pour m’y retrouver dans ces centaines de numéros, si jamais un jour j’ai besoin d’en appeler un ou de reconnaître un nom qui s’affiche, j’ai fait ce qui me semblait le plus logique : je leur attribue le vrai nom et le vrai prénom de leur propriétaire. C’est la manière rationnelle de ne pas se retrouver avec cinq « Nicolas Grindr », trois « Julie boulot », deux « Sophie ??? » et douze « Julien Insta ». Sérieusement, tout le monde se partage les cinq même prénoms, tu m’étonnes que les jeunes parents essayent de distinguer leur gosse en l’appelant Keyvann ou Cyndila. C’est pas de la beauferie, c’est du SEO, en fait.

Si les plans cul qui parviennent à échapper au « Julien Grindr » nécessitent parfois de la ruse pour obtenir un nom de famille (et, soyons clairs, quand on est assez intimes pour partager adresse et numéro de téléphone, et pour se parler régulièrement sur Whatsapp ou par SMS plutôt que sur Grindr, on peut commencer à se donner nos noms de famille, je suis pas la CIA et je vais pas appeler tes parents), remplacé à défaut par un nom de rue ou autre repère contextuel, l’opération est en revanche plus aisée pour les amis, les potes et, dans mon cas, la famille.

Et c’est là que ce qui me semble pourtant parfaitement rationnel me fait passer pour un sociopathe froid et sans empathie : tout le monde est dans mon répertoire sous son nom et son prénom. Même mes meilleurs potes (qui n’ont plus de surnoms ridicules depuis des années). Même mon frère. Même mes parents. Même mon mari. Je suis incapable de mettre dans mon répertoire téléphonique des trucs débiles genre « Audrey BFF emoji cœur emoji étoiles », « Caro My Boo la mif emoji danse », « Maman emoji bisou emoji cœur » ou « Mon Amûûûr emoji puppy eyes XOXO <3 » : c’est non. Tu as un nom ? Tu as un prénom ? Bah dans mon répertoire ce sera ton prénom + ton nom.

Mon mari est vexé que je ne lui attribue pas un emoji, un petit nom, un signe distinctif, lui qui m’en a attribué un sur son répertoire. Mais il croit que qui d’autre dans mon répertoire, dans ma vie ou dans le monde porte son nom ET son prénom, en fait ? Son état civil ne lui semble pas assez distinctif ?

« Tu pourrais au moins mettre « Maman » au lieu du nom et du prénom de ta mère, si tu t’écroules en pleine rue en faisant un AVC, les pompiers pourront au moins trouver « Maman » dans ton répertoire ! », me dit-il très justement. Bah oui mais 1/ j’appelle ma mère par son prénom, et 2/ non. Ça doit être parce que je n’ai pas le bon âge, je ne sais pas. Ou juste parce que je suis bêtement quelqu’un de froid et rationnel sans coeur (bien que perclus de tics et de névroses).

Je ne saurais dire pourquoi je garde cette petite manie, que je trouve bien innocente et insignifiante mais qui, apparemment, signifie beaucoup : rigidité, ordre maniaque du répertoire, froideur, incapacité à manifester de la tendresse dans les rituels d’organisation de la vie privée. Peut-être. Je me plais à croire que je suis plus tendre dans l’intimité, en seul à seul, que dans le reste de ma vie, fusse-t-elle publique (ma moue boudeuse naturelle en public étant quasiment proverbiale désormais) ou domestique, et heureusement, en un sens. Mais avoir le répertoire d’un ado de quatorze ans quand les pompiers me ramasseront dans la rue et chercheront le numéro de ma mère après mon AVC, c’est non. Ils n’auront qu’à appeler l’un des derniers numéros composés. De toute façon, ce sont toujours les quatre mêmes.