Je ne me suis mis que tardivement aux lieux de cruising et de drague. Plus jeune, j’avais un côté oie blanche, dont j’ai gardé de nombreuses traces dans mon comportement et mon langage corporel, ce qui ne m’a pas trop poussé vers les lieux de « débauche ». Ou du moins le pensais-je. Il y avait bien un côté hypocrite en moi, que ça attirait, mais j’ai pendant plusieurs années, et au moins deux relations longues, tenté de jouer le jeu de la monogamie calquée sur les relations hétérosexuelles autour de moi : jeune et inexpérimenté, je menais une vie affective presque performative, tentant de montrer patte blanche, de rassurer mes parents, d’être digne du peu d’homophobie que je recevais, d’être le copain pédé « oui mais toi c’est pas pareil t’es sérieux t’es comme nous tu couches pas à droite à gauche tu fais pas de partouzes à ciel ouvert pendant la gay pride ». Une fois qu’on en est revenu, on s’aperçoit que ce fantasme de la respectabilité gay fait tellement de dégâts sur nous, en tant que personnes, en tant que couples, en tant que communauté. Mais c’est ainsi : dans les années 2000, baigné d’idéaux de fiction et aveugle à mes propres contradictions et envies, j’étais bien sage et bien fidèle de corps et d’esprit dans mes relations.
Je ne me rendais pas encore compte de la contradiction qu’il pouvait y avoir, tout d’abord, à tolérer l’infidélité de mes partenaires lorsqu’elle survenait et de continuer à trouver inconcevable d’avoir le même droit, et par ailleurs de toujours finir, sur la fin, par basculer dans une infidélité moi-même. Infidélité que je trouvais totalement intolérable et qui me poussait à mettre fin à la relation sans autre forme de procès (et même, dans un cas, sans même l’avouer ou l’invoquer comme raison). Je tâtonnais maladroitement, j’apprenais de chaque nouvelle relation, mais ce n’est que vers 25 ans que je commençai à y voir un peu plus clair sur mes grands principes amoureux. Il m’a fallu encore un peu de temps pour passer de la théorie à la pratique, beaucoup de blocages et de craintes subsistaient en moi. Je ne me sentais pas légitime à grand-chose. A plaire, à explorer, à aller vers les pratiques qui m’attiraient. J’ai eu la chance d’être dans une relation avec quelqu’un de formidable, qui pouvait tout entendre et qui m’a aidé, par sa patience et son ouverture d’esprit, à aller vers mes envies.
Aujourd’hui encore, je considère que cette relation a changé ma vie. Je ne sais pas combien d’années j’aurais encore perdu, en blocages, en freins mentaux, en peur de me lâcher et d’être moi, si je n’avais pas connu cette personne. Et je lui en reste toujours reconnaissant aujourd’hui. C’est lui qui m’a emmené dans mes premiers saunas gays, et ce sont des souvenirs un peu grotesques, vu d’aujourd’hui. Déjà, cela n’avait pas grand-chose à voir avec les décors d’orgies que le porno nous fait imaginer. Ça déambule beaucoup, ça ne tente pas grand-chose, mais c’est intimidant pour un novice. Je n’en menais pas large, j’improvisais avec circonspection dans les couloirs, les bains à remous et les hammams, et essayant d’avoir l’air d’un habitué hyper à l’aise alors que j’étais gauche comme un gosse. Mais il était avec moi et ça me rassurait, et on rigolait bien.
C’est à cette époque-là que j’ai découvert la fameuse parade du sauna. Cette chorégraphie, non verbale, qui se joue dans ces lieux. Les marches silencieuses dans les couloirs mal éclairés par des écrans qui diffusent des films pornos. L’œil qui s’attarde un instant sur les mecs qui nous plaisent. Le langage corporel qui sert à faire comprendre à l’autre qu’il nous plaît. Les frôlements. Les regards appuyés mais furtifs. Je n’étais vraiment pas doué. Je ne le suis toujours pas trop d’ailleurs. Simplement, avec les années, j’ai appris à décoder un peu les choses. Pas tout. Je suis encore naïf, et je peux ne pas du tout comprendre que je plais à quelqu’un, à moins qu’il ne devienne très lourd, le pauvre. Mais parfois j’y arrive. C’est rare, mais il peut m’arriver de faire la parade complète. Du premier regard en coin dans le hammam, au regard croisé quelques minutes plus tard dans un couloir, en passant par le frôlement d’un bras en passant ou d’un mollet lorsqu’on se retrouve assis côte à côte dans la piscine, ou une pose innocente à l’attention du vois d’en face dans le sauna, jusqu’à marcher silencieusement en le suivant jusqu’à une cabine entrouverte. Le tout, sans avoir échangé un seul mot. Il y a quelques années je ne comprenais pas comment les gens arrivaient à réussir un truc pareil. Aujourd’hui encore, j’en suis étonné quand, rarement, ça m’arrive.
C’est que je ne suis pas devenu un pro des backrooms pour autant. Je continue à manquer d’assurance à me balader à moitié nu, le ventre rond et les épaules tombantes, à ne pas en mener large quand j’arpente ces couloirs avec juste une serviette autour de la taille. C’est qu’en quinze ans, les choses ont changé pour moi, ça a été comme un recommencement permanent, avec de nouveaux réflexes à prendre à chaque tournant. Mon âge et mon physique d’abord. Je ne plais plus aux mêmes personnes. Avant j’étais un grand maigre myope avec une dégaine d’intello un peu coinços. Maintenant je suis un grand barbu ventru avec une moue taiseuse. Cela a changé mes perspectives, et les regards des autres sur moi. Je plais à des mecs qui ne me regardaient pas avant. Mais je ne plais plus à certains types de mecs qui me suivaient du regard quand j’étais une espèce de crevette à la démarche hésitante et qui désormais me trouvent trop froid, trop arrogant, trop vieux dans ma peau de quasi-quadra. Non pas que je sois arrogant pour de vrai, c’est simplement que je ne suis pas très souriant, ça intimide les moins téméraires. Ça me sert un peu de filtre, aussi, puisqu’il ne doit y avoir que deux ou trois mecs sur cinquante qui me plaisent un peu, en général. Mes goûts ont évolué. Ma lecture de tous ces codes aussi. Je suis moins naïf qu’il y a dix ans, mais rien de renversant. Et puis, au niveau des permanences et des grands ordres stables, il reste mon exigence. Je reste un peu fleur bleue, je continue à vouloir coucher avec des mecs qui correspondent à mes goûts. Ce n’est pas un type de mec unique, mais bon, il faut qu’il y ait un feeling en ce qui me concerne, quoi. J’ai besoin qu’on me plaise, plus encore que j’ai besoin de plaire. Alors les mecs invisibles qui t’attrapent la bite dans les darkrooms ou à travers les glory holes, en vrai, ça ne m’excite pas trop : j’ai besoin de savoir que je couche avec quelqu’un qui me plaît, ça ne me fait pas du tout fantasmer de ne pas savoir qui m’étreint dans le noir, puis de tomber nez à nez à la sortie de la pièce sur un mec qui vient de me sucer et de le trouver hyper moche. Il y en a que ça excite, ce goût du risque, de ne pas savoir. De se dire qu’ils sont peut-être en train de baiser avec un mec qu’ils auraient envoyé balader dans la vraie vie. Moi, toujours pas.
Et surtout, finalement, ce n’est pas bien grave, pour moi, d’aller au sauna et de ne baiser avec personne, je ne vais pas chercher à choper pour choper (encore heureux, puisque je fais ma princesse à être regardant, je ne vais pas en plus exiger de pécho à chaque coin de couloir non plus). Je n’ai jamais eu, jusqu’à présent, envie de passer une heure d’affilée à traîner dans les couloirs et les cabines, à faire trente fois le tour du bâtiment en mode parade nuptiale. Je suis assez chiant en matière de mecs pour être capable de comprendre en moins de dix minutes que le seul mec qui me plaît parmi tous les autres ne m’accorde pas un regard, je ne vais pas essayer de le tripoter en douce dans une darkroom ou me rabattre sur un mec qui ne me plaît pas juste pour pouvoir me dire que je ne suis pas venu pour rien, t’as vu, j’ai baisé. Autant traîner dans le jacuzzi en attendant que de nouveaux mecs arrivent, on verra bien. C’est ma chance, jusqu’à présent, dans ma consommation de ce genre de lieu : ne pas « rentabiliser » mon déplacement par du sexe garanti ne me dérange pas, ne me blesse pas, ne m’atteint pas dans mon estime de moi. J’imagine, parfois, que les enjeux sont plus élevés pour ces petits sexagénaires ou septuagénaires pas très gaulés, probablement exclus du grand marché du cul depuis des années, qui s’assoient dans le recoin non éclairé du hammam ou traînent à tâtons dans la darkroom en attendant que des curieux du sexe anonyme passent par-là, qui osent quelquefois te frôler en te croisant dans un couloir, dans la pénombre, en espérant (ou peut-être même pas) une réaction intéressée. Chacun prend dans ces lieux ce qu’il veut, et ce qu’il peut y trouver. A mon âge et avec ce que j’ai à en attendre et à y offrir, si je n’y trouve qu’un bon spot dans la piscine chauffée, pour ma part, c’est déjà pas si mal. Parfois, en fin de compte, l’escapade au sauna sera tout simplement et uniquement ça, une escapade au sauna : un moment de détente dans un jacuzzi et dans un hammam, sans chercher absolument à « scorer » si personne ne me plaît vraiment. J’aime bien ne pas me sentir obligé d’être « en chasse » tout le temps. J’aime bien qu’il y ait cette excuse intellectuelle de se détendre dans le bain de bulles, de se détoxifier en transpirant dans le sauna, de se poser tranquillement dans la piscine. Entre deux parades infructueuses. Et c’est souvent suffisant.