On en a vu d’autres, des mouvements populaires, des manifestations monstres, des gilets jaunes qui défilent pendant des mois tous les week-ends, des nuits debout, des manifs contre le CPE, des caisses de grève, des gens éreintés qui jettent leurs dernières forces dans un combat moral pour ne pas être piétinés par l’idéologie libérale. Et puis on s’est vus les oublier, peu à peu. Passer à autre chose lorsque ça n’a pas marché. Ravaler notre amertume et continuer à bosser, à se lever tous les matins pour aller servir une course à la croissance qui ne rime plus à rien. On n’est pas dupes du mal que le capitalisme et le libéralisme nous font, mais on ne nous offre pas d’autre alternative, pas d’autre manière de penser le monde que ces idéologies.
Mériter de vivre. Mériter un salaire. Mériter sa place au chaud. Comme si ça bernait encore la majorité de la population. Comme si nos jobs n’allaient pas peu à peu être secondés par l’automatisation, comme s’il allait vraiment rester de quoi donner du travail et un salaire décent à l’intégralité de la population en âge de travailler dans les prochaines décennies. Comme si les ressources que nous exploitons pour produire étaient infinies, n’allaient pas bientôt nous lâcher et nous laisser dans la merde, sans but, sans ressources, au chômage technique et sans bouffe ni eau ni hôpitaux. Comme si la décroissance, ce gros mot, cette réduction de nos libertés de voyager en avion, de consommer autant qu’on veut, d’utiliser le monde autant qu’on le peut, n’allait pas s’imposer à nous dans les prochaines décennies, tandis que les multinationales s’accrochent à leurs dernières années de course effrénée à la croissance pour la croissance, emmagasinant le fric tant qu’elles le peuvent encore. La panique, au sommet. La résignation à l’exploitation, tout en bas.
Ils sont combien de centaines de milliers, radiés des chiffres du chômage, qu’on ne comptabilise plus pour faire croire que notre taux de chômage est le plus bas qu’on ait connu depuis les années 90 ? Ils sont combien, qu’on va aller humilier à leur exiger une compensation, une tâche de travail vide de sens, pour leur faire mériter leur RSA ? Ils sont combien, parmi nous, à avoir zappé le revenu universel comme un simple slogan de com de campagne, alors qu’à la fin, quand une grande part du PIB ne sera plus produite par notre travail, que deviendra cet argent s’il n’est pas versé sous forme de salaires ? Les intelligences artificielles produiront la richesse, et les ex-salariés mendieront une mini-mission mensuelle pour mériter leurs cinq cents balles de RSA, pendant que les profits continueront à faire enfler les portefeuilles d’actionnaires et les comptes en banques de grosses boîtes toujours plus puissantes, toujours plus imperméables aux règles du droit étatique ?
Vers quelle dystopie nous emmènent ces gens ?
Habituez-vous aux 64 ans, d’ici dix ans de nouvelles réformes arriveront, nos hôpitaux et écoles seront encore plus exsangues qu’aujourd’hui, et la police toujours plus puissante et ivre d’impunité qu’aujourd’hui, tandis que nous nous battrons pour que ce ne soit pas 67 ou 70, voire carrément pour faire inscrire les 64 ans dans la Constitution, histoire que ce bras d’honneur présidentiel devienne un plancher, un « acquis social », tandis que nos vies seront devenues des marchandises, nos services publics des marchés, et nos pauvres des délinquants d’office et par défaut, juste pour ne pas être capables de financer leurs besoins.
Les images de CRS tabassant des manifestants non-armés, humiliant un SDF à terre, jetant une grenade de dispersion directement sur la tête d’un manifestant, qu’on voit depuis quelques jours en ligne, me retournent l’estomac. Quelle honte. Cette rhétorique macroniste du « c’est nous ou le chaos » fait des dégâts monstrueux sur notre démocratie et notre capacité à faire confiance à nos dirigeants. « C’est nous les gentils, et tous les autres sont des fachos, des factieux, de la NUPES aux néo-nazis, c’est tout pareil, exactement la même chose, il n’y a pas de distinction, c’est seulement nous, vous n’avez pas d’autre choix, si vous pensez autrement vous n’êtes plus dans le champ républicain, vous êtes fichés S, vous êtes terroristes, allez hop nassez-moi tout ça ». Et ça a d’ores et déjà produit de la réalité sociale. C’est glaçant de cynisme.
Mais ça marche. Par glissements résignés. Comme on s’habitue à tout, si on y va suffisamment graduellement, alors par un jeu de fenêtre d’Overton permanent, peu à peu des choses qu’on aurait trouvé hallucinantes il y a cinq ou dix ans nous semblent aujourd’hui relever du tout venant de la conversation politique et médiatique.
Le doigt d’honneur de Dupond-Moretti ? Mettez ça sous Chirac dans les années 2000, le tollé médiatique durait des semaines, et le mec se faisait sortir.
Les mensonges de Dussopt sur les 1200€ ou de Borne sur le dialogue social qui n’a jamais eu lieu avec les syndicats ? On ne connaissait pas le terme gaslighting il y a cinq ans, mais on est en plein dedans. Plus personne ne veut rendre de compte ou être mis face à ses contradictions et mensonges. « Qui, moi ? Ah non, j’ai jamais dit ça ». « Vous avez voté pour moi pour faire barrage à Marine Le Pen et pas par adhésion à mon programme que j’ai présenté avec des semaines de retard en refusant de faire campagne jusqu’au dernier moment et en laissant les oppositions diaboliser les alternatives de gauche ? Non, je dirais plutôt que vous avez voté pour moi parce que vous êtes d’accord avec tout ce que je dis, vous m’avez élu pour cinq ans pour que je fasse tout comme je veux, alors maintenant taisez-vous. ». C’est le monde des faits alternatifs de Donald Trump, mais avec le sourire poli de la start-up nation.
Darmanin qui assure son soutien aux policiers lorsqu’on le questionne sur une affaire d’agression sexuelle perpétrée contre une manifestante lors d’une interpellation ? Mais même sous Sarkozy il y aurait eu des journalistes pour leur sauter à la gorge, putain.
La vidéo du CRS envoyant une grenade qui explose directement au niveau de la tête d’un manifestant ? Jamais de la vie ça serait resté cantonné à Twitter sans faire la Une des chaînes infos, il y a encore cinq ans. Mais entretemps, on a eu les gilets jaunes, les éborgnements au flashball, les mains arrachées par des grenades de désencerclement, et on s’est habitués à ce que les mecs aient le droit de faire ça sans que ça ne scandalise plus personne.
C’est acté. Aller manifester c’est dangereux. Même pacifiquement. Même si tu es une mamie ou un jeune qui vit dans cette rue-là et qui ne faisait que rentrer chez lui. C’est acté. Les voltigeurs ont été supprimés après la mort de Malik Oussekine en 1986, et on les réintroduit aujourd’hui sous un autre nom, sans que ça nous fasse moufter. C’est acté. Ce sont des brutes ivres de frustration et de leur petit pouvoir, et il est acté, dans nos têtes, qu’ils sont là pour ça. Pour tabasser des citoyens, pour les arrêter sans fondement et les relâcher sans poursuite après 24 heures de garde à vue. Et que c’est normal. On a glissé jusque-là.
Et peu à peu, on glissera vers l’idée que c’est normal de réduire les gens à l’esclavage pour mériter leur revenu minimum, leur logement insalubre, leur titre de séjour, leur eau potable, quand ces enjeux deviendront de nouveaux leviers de marchandisation des vies humaines. Un jour il y aura du chantage au titre de séjour, ou à l’accès à l’eau potable ou à Internet, comme se met en place aujourd’hui le chantage aux minima sociaux. On marchandera ces choses-là pour mettre les plus pauvres au pas. L’objectif ne sera jamais l’égalité ou la dignité, jamais de protéger ou d’offrir une vie digne aux plus faibles avec tout le fric, la croissance et les performances de notre économie, dont on se vantera face aux pays concurrents. On ne veut pas offrir de vies dignes avec cette thune. On ne veut rien offrir. L’objectif n’est pas de créer de la justice, in fine, mais de faire du chiffre et de dominer. Les autres pays, le CAC 40, les classements, la course aux critères des banques centrales, les gens. Et au passage de continuer à en écraser un nombre de plus en plus élevé, à mesure que la croissance démographique et les migrations climatiques vont amener les modestes du monde entier à se faire compétition pour les rares ressources qu’on leur laissera, et continuer à jouir au sommet, de plus en plus ivres de chiffres vertigineux, de moins en moins nombreux. Qu’on ne s’étonne pas qu’un vent de révolte et de violence désespérée commence à se lever contre cette ambiance néo-aristocratique méprisante.
Et pour reprendre les dernières lignes de la tribune de Nicolas Mathieu, « Savez-vous quelle réserve de rage vous venez de libérer ? », publiée la semaine dernière dans Mediapart :
Pourtant, malgré la consternation que nous inspire la situation actuelle, on rêve d’attraper par le bras un député ou une sénatrice, un directeur de cabinet ou une ministre, pour lui demander, dans un couloir, dans un murmure, un regard :
« Vous rendez-vous compte ? Êtes-vous seulement conscients de ce que vous avez fait ?
Savez-vous quelle réserve de rage vous venez de libérer ?
Avez vous pensé à ces corps pliés, tordus, suremployés, qui trimeront par votre faute jusqu’à la maladie, jusqu’à crever peut-être ? Avez-vous pensé au boulevard que vous avez ouvert devant ceux qui prospèrent sur le dépit, la colère, le ressentiment ? Avez-vous songé à 2027 et aux fins de mois dans les petites villes, les quartiers, aux électeurs hors d’eux et aux amertumes meurtrières, au plein d’essence et à la difficulté d’offrir des vacances à ses gosses, à ces gens si mal soignés, à ces enfants qui ne seront ni médecins ni avocats parce qu’en première ils n’ont pas pris la bonne option ?
Ces femmes dans les hôtels qui récurent les chiottes et font les lits, ces ouvriers en trois-huit, ces conducteurs en horaires décalés, les routiers, les infirmières, les assistantes maternelles, celles et ceux qui font classe à des enfants de 3, 4 ou 5 ans, les petites mains dans les papeteries, les employées dans leurs open spaces, stressées jusqu’à la moelle, déclassées par chaque nouvelle génération qui sait mieux le numérique et la vitesse, les hommes qui mourront tôt et leurs veuves, ces copains aux yeux lourds qui trinquent au bistrot après douze heures de taf, en bleu de travail, de la peinture ou du cambouis sur les pognes, et les femmes qui prennent le plus cher, une fois encore, parce que mères, parce que femmes, ces milliers de gens qui font des cartons dans les entrepôts Amazon, y avez-vous pensé ?
Avez-vous vu que, comme vous, ils n’ont qu’une vie, et que leurs heures ne sont pas seulement les données ajustables d’un calcul qui satisfait votre goût des équilibres et les exigences arithmétiques des marchés ? Savez-vous qu’ils vont mourir un peu plus et de votre main et qu’ailleurs, l’argent coule à ne plus savoir qu’en faire ? Avez-vous pensé à ce monde sur lequel vous régnez et qui n’en pouvait déjà plus d’être continuellement rationné, réduit dans ses joies, contenu dans ses possibilités, contraint dans son temps, privé de sa force et brimé dans ses espérances ?
Non, vous n’y avez pas pensé. Eh bien ce monde-là est une nappe d’essence et vous n’êtes que des enfants avec une boîte d’allumettes. »
beges
mars 22, 2023 at 8:37Oh, combien ta révolte ressemble à la mienne, ami… J’ai pas loin de quatre-vingts ans et il me semble que je pourrais écrire la même chose, avec en plus, en regardant en arrière, la vision des conséquences. Je me souviens très bien de 95, avec une marée humaine dans ma ville du Midi, un soir, avec dix-mille personnes dans les arènes, le briquet allumé. L’émotion était grande. J’avais voté pour Macron en 2017, en me disant que s’il se plantait ce serait fort grave. Nous y sommes, mais il ne s’est pas planté, il déconne.
Continue à écrire, il n’y a plus rien à faire d’autre. Mais c’est un vrai plaisir pour moi, à chaque fois.
A toi
Al
Vinsh
mars 23, 2023 at 5:58J’espère qu’il reste d’autres choses à faire qu’écrire, tout de même. Pour aujourd’hui comme pour demain. 🙂
Laure
mars 23, 2023 at 1:32Merci infiniment pour ce très bel article. Je suis en total accord. Lectrice de l’ombre, je ne commente pas, mais sache que j’apprécie beaucoup ce que tu écris.
Vinsh
mars 23, 2023 at 5:57Merci en tout cas de me lire ! 🙂
Je n’ai pas d’outil de statistiques ici, donc je ne sais jamais si je suis lu par 0, 1, 5 ou 100 personnes, cela fait toujours plaisir d’en voir une trace en commentaire. 🙂