Les souvenirs d’enfance, c’est tout de même assez vague, quand on y pense. Je suis bien en peine de me rappeler du début des années 90. Je serais incapable de redérouler, jour pour jour, un séjour en vacances quelque part, ou même une semaine-type de mon emploi du temps de CE1. En fin de compte, il ne reste que quelques images marquantes, de micro-événements qui se sont imprimés dans nos cerveaux de gamins, sans qu’on sache trop pourquoi. Des images fixes, comme des photos, des instantanés, mais pas tant de « films » que ça dans nos têtes.
Dans les années 60, par des tractations auxquelles je n’ai jamais compris grand-chose et qui, de toute façon, ne m’intéressaient pas trois décennies plus tard, mes grands-parents se sont retrouvés propriétaires de deux appartements dans une de ces barres d’immeubles très moches qui ont ravagé une partie des côtes normandes lorsque le tourisme de masse s’est développé et que les gens de la classe moyenne aisée avaient les moyens de s’acheter un appartement en résidence secondaire où ils ne foutaient les pieds que deux semaines par an. Les deux appartements étaient mitoyens, au premier étage et séparés par l’ascenseur de l’immeuble, dont la cage se situait pile entre leurs deux salles de bain. Ils partageaient une coursive, les deux balcons étant communicants lorsqu’on enlevait la barrière de bois qui les séparait.
Au début des années 90, à une époque révolue dont il ne reste plus grand-monde aujourd’hui dans ma vie pour partager ces souvenirs, mes grands-parents, ravis de l’accomplissement familial d’avoir cumulé sept petits-enfants tous nés lors de la décennie précédente, se faisaient donc une joie chaque été, les inconscients, de tous nous enlever pendant une semaine ou deux pour se fader les joies de la vie en communauté avec sept gosses. J’imagine que ça devait soulager nos parents sur le coup. Et nous étions si petits que nous étions ravis de nous entasser entre cousins entre les lits superposés des chambres et les canapés pliants des salons-salles à manger.
Je garde assez peu de souvenirs, mais quelques images. Le marché avec ma grand-mère qui se trimballait toute cette marmaille sans en perdre un. La plage et les constructions de barrages pour retenir la marée descendante. Les BN du goûter. L’appartement « des grands », celui où les trois cousins les plus âgés avaient le droit de dormir, de l’autre côté du balcon, et l’appartement des « petits », celui avec les lits superposés et les grands-parents qui dormaient dans le salon. Les grands qui profitaient de cette absence de supervision pour faire le mur (puisqu’on était au premier étage). Moi, bien sûr, j’étais le plus grand des plus petits, j’étais donc coincé dans l’appartement des petits, sur le lit du bas, avec un petit cousin au-dessus de moi qui chouinait pour dormir en haut puis qui chouinait à minuit parce qu’il voulait descendre pour aller faire pipi. Les photographes de plage qui nous tiraient le portrait parce que ma grand-mère voulait que ça fasse un souvenir pour les parents. Le jour où j’ai trébuché et où je me suis si bien écorché le genou sur le trottoir que j’en conserve encore une jolie cicatrice en forme de cratère trente ans plus tard. La petite piscine d’eau de mer où, paraît-il, mon père a appris à nager.
Et puis il y avait le stand à guimauve. Comme dans la plupart des stations balnéaires en été, il y avait sur la jetée un tas d’activités et de stands dédiés à des gadgets, accessoires, friandises et autres saletés pour occuper les mômes, ainsi qu’un Club Mickey sur la plage, bien sûr, dont le trampoline nous faisait baver d’envie mais où il était hors de question de payer pour sept gamins. Mais quand nous étions (suffisamment nombreux à être) sages, après le dîner, et puisqu’apparemment les parents de l’époque n’avaient pas la même aversion qu’aujourd’hui pour les sucreries le soir qui risquaient d’empêcher les gosses de dormir, nous avions le droit de parcourir les 500 mètres qui nous séparaient, au bout de la jetée, du stand de guimauve. Les plus petits disaient qu’on allait « à la gui-gui ». Et à vrai dire, nous étions moins intéressés par les guimauves elles-mêmes que par les machines à malaxer la guimauve qui tournaient sans cesse. Les plus grands préféraient souvent prendre une gaufre. Mais c’était quand même plus marrant de choisir entre les saveurs du jour des guimauves, qui changeaient tout le temps : fraise, banane, pomme, pêche…
Le vendeur enroulait une trentaine de centimètres de guimauve autour d’un bâtonnet, ma grand-mère payait, et on rentrait par la plage en mangeant nos cochonneries, pendant que la nuit tombait.
C’est bizarre que je me souvienne de ça et pas du reste. D’autant qu’on ne devait être tous au complet, les sept cousins, que rarement, et que ce petit rituel estival n’a dû, en tout et pour tout, durer que quelques semaines, réparties sur quatre ou cinq étés avant que les parents ne reprennent la main sur les vacances, ou que les plus grands cousins deviennent de grands ados et préfèrent les vacances avec des copains plutôt qu’avec leur mamie. Et puis il y a eu les années 2000, la dispersion et les conflits familiaux qui couvaient entre nos parents depuis trente ans qui sont venus nous exploser au visage.
Ça me rend un peu triste de ne plus parler à la plupart de ces gens, pour ceux qui sont encore vivants. Mais c’est comme ça, trop de choses graves ont été dites et faites, depuis. Ces souvenirs sont les nôtres, mais nous ne les partageons plus, comme nous ne partageons plus rien, désormais. Peut-être est-ce une bonne chose, dans le fond, cela nous empêche de les tordre et de réinventer des faits à force de les avoir racontés, confrontés, déformés pour devenir un récit plus drôle ou plus émouvant dans notre souvenir que ce qu’il était vraiment. Dans ma seule tête, les souvenirs s’effacent peu à peu, mais au moins ils restent miens, ne sont pas déformés par une cousine qui aura un souvenir différent d’une même anecdote, qui me fera douter. Reste que j’ai toujours une pensée pour ces vacances en Normandie et pour ces virées sur la plage après le dîner, quand je vois une machine à malaxer la guimauve.
Matoo
avril 24, 2023 at 2:17C’est marrant en effet comme on peut garder des fixettes sur des choses visuelles, mais aussi sur des odeurs ou des impressions. J’avais eu un choc quand j’étais revenu à St Lunaire en Bretagne, me souvenant que j’y étais en colo il y avait mille ans (j’avais 5 ans). Je m’étais accoudé à la balustrade devant le front de mer, et une image m’est revenue avec la même balustrade en plein milieu de mon champ de vision. :DD
Vinsh
avril 24, 2023 at 4:16Ce qui est drôle, aussi, c’est que ces images « surgies » du passé nous retombent souvent sous le nez sans prévenir, et déclenchent d’un seul coup une sorte de vertige nostalgique. Il y a ça aussi avec certaines odeurs, certains parfums, oui. 🙂
estèf
avril 25, 2023 at 5:52J’ai connu ça aussi, les vacances familiales mémorables, puis les conflits larvés qui explosent et l’âge d’or se termine. Puis un jour un cousin a décidé que c’était assez, il nous a tous rassemblés et la vie est repartie. Certes, certains acteurs du drame nous avaient quitté. Mais j’ai été touché par notre capacité à rebondir. Et pourtant il y avait du lourd.
Vinsh
avril 25, 2023 at 4:38Je pense qu’il va nous falloir encore quelques décennies et quelques morts, de notre côté. Car justement, ce sont certains vivants qui, les plus bruyants et véhéments, rendent impossible de passer à autre chose. Et peut-être ne le veut-on pas vraiment, au fond.
orpheus
mai 7, 2023 at 10:42Yep, la machine de glace à l’italienne dans le fort de Briançon… la récompense après les longues randonnées d’été en montagne de mon enfance. Il ne s’en dégageait aucune odeur mais j’entends encore le bruit qu’elle faisait quand le vendeur actionnait la manette pour remplir les cornets.
La récompense ultime ! Et bizarrement, aujourd’hui, je déteste ces glaces… ^^
Vinsh
mai 8, 2023 at 12:57Une madeleine reste une madeleine, même si les goûts changent, ça reste évocateur à l’oeil, au nez et aux papilles quand ça ressurgit ! 😉