Le « french boyfriend »

 

 

Les couples ouverts sont généralement assez mal perçus, jugés par les « monogames ». Ce n’est pas pour tout le monde, je comprends. Déjà, quand on est dans ce type de relation, il faut être capable de gérer les pulsions de jalousie et de possessivité, bien sûr. Nous vivons dans une société qui nous inculque largement ces réflexes d’exclusivité et de monogamie, et ils ne sont pas toujours simples à dépasser. Et puis, on ne m’ôtera pas de l’idée qu’il y a un peu de jalousie, chez les monogames, face aux couples « ouverts », lorsque le sujet est abordé dans les conversations. On tombe vite sur des arguments un peu spécieux qui trouvent surtout leur racine dans le fameux « moi, je pourrais pas », et qui s’agacent quelque peu que d’autres, eux, « puissent ». Cela revient un peu à dire « moi je ne peux pas parce que j’ai de l’amour propre / du respect pour mon partenaire / du self-control, etc. (rayer la mention inutile)… alors que toi tu n’en as pas ». Cela juge un peu, quoi. Alors que ce qu’il faudrait y comprendre c’est « moi je ne peux pas, parce que j’ai des insécurités que tu n’as pas ». Ce qui n’est pas exactement la même chose. Mais veut-on se sentir une « moins bonne » personne que celle à qui l’on s’adresse ? Rarement.

 

C’est qu’il y a un soupçon d’immaturité affective dans le polyamour ou dans les relations ouvertes. Comme si ce n’était qu’un égoïsme, un caprice, un refus d’affronter les étapes d’une relation où le désir se tarit, où la passion s’est apaisée, où l’euphorie n’est plus une drogue quotidienne, pour se réfugier dans d’éternelles nouvelles rencontres, nouveaux plans cul, nouvelles amourettes passagères et félicités sexuelles nourries par le feu de la fraîcheur et du sang neuf. Pratiquer les relations libres ou ouvertes, ou le polyamour, ce serait, dans le fond, refuser les contraintes, les difficultés, et en substance refuser la noblesse de l’engagement monogame, refuser le sacrifice de ses désirs charnels et de sa soif de nouveauté, refuser de faire l’effort de se concentrer un peu pour entretenir le désir pour le mec avec qui vous couchez depuis dix ans pour continuer à essayer de ressentir exactement la même chose que ce que vous ressentiez quand vous le connaissiez depuis deux semaines.

 

Réfléchir de cette manière-là à la fidélité et aux relations ouvertes, cela contient forcément une part de jugement. Il y aurait d’un côté les nobles, les raisonnables, qui font l’effort de la fidélité de corps et de la monogamie pour éviter de propager la luxure, les IST, le stupre et le dévoiement moral dans la société, et de l’autre côté les cochonnes, les salopes, les égoïstes ingérables et incapables de contenir leurs pulsions sexuelles erratiques, qui sacrifieraient les espoirs de « happily ever after » de leur conjoint forcément meurtri par leur non-exclusivité sexuelle, en allant baiser à droite à gauche, contribuant bien évidemment à la déliquescence de notre société hétéro-patriarcale qui, c’est bien connu, fonctionne tellement bien pour tout le monde.

 

J’ai récemment eu la faiblesse de prendre part à une conversation qui virait clairement au trolling autour d’un tweet de Benjamin T., que je suis depuis plusieurs années et qui, à la suite d’un innocent tweet sur sa vie de couple entre soirées plan-plan à la maison et nuits endiablées en backrooms, s’est mangé un shitstorm particulièrement pudibond, émanant notamment de jeunes LGBT qui ne voyaient pas où était le problème de juger une relation ouverte entre gens libres et consentants pour y aposer leur grille de lecture de ce que devrait être un couple et une éthique amoureuse. Bottom line : c’était du slut shaming, j’en ai déjà parlé ici, et franchement les gens, mêlez-vous de vos culs et laissez les autres faire ce qu’ils veulent du leur.

 

Mais cette micro-polémique, qui m’a pourtant fait légèrement sur-réagir et « feed the troll » (probablement parce que, à ma façon, je mets aussi en application cette dualité vie maritale / vie débridée), était assez éclairante sur ce que les monogames pensent et mobilisent, spontanément, comme arguments contre les couples ouverts : la peine qu’ils ont à se projeter dedans, leurs insécurités à s’imaginer trompés, leur refus d’avoir une conversation avec leur propre conjoint sur des modèles alternatifs, leurs jugements sur le prétendu égoïsme des « infidèles », la « bonne image » des gays qu’il faudrait préserver en se montrant au moins aussi monogames, fidèles et « exemplaires » que les hétéros (lol)… Alors que le mois de juin et que les débats habituels sur la « bonne image » de la Pride ou les « Suis-je le seul gay à ne pas regarder Drag Race ou à ne pas écouter Lady Gaga » vont à nouveau, comme chaque année, nous faire lever les yeux au ciel, je m’inquiète un peu de voir ce besoin, notamment sur les réseaux sociaux mais pas seulement, de donner son avis négatif sur les relations et la vie sexuelle des autres, de ne pas être capable de « vivre et laisser vivre », mais de vouloir absolument coller un entonnoir dans le gosier de ses followers Twitter ou de ceux que l’on prétend être ses amis Facebook, et de vouloir leur faire avaler « sa » vision du couple, « sa » vision de l’amour, « sa » vision de ce que devrait être une vie amoureuse.

 

Je sais pas, moi, vivez votre vie et laissez les autres vivre la leur, non ? Lisez The Ethical Slut, écoutez des podcasts, rencontrez des gens qui ne vivent pas comme vous, lisez les ouvrages féministes dont vous vous revendiquez, interrogez-vous sur pourquoi vous pensez ce que vous pensez, et surtout sur pourquoi cela revêt une telle importance pour vous de l’imposer aux autres.

 

Pour ma part, j’aime le même homme depuis neuf ans, et pourtant la dernière personne avec qui j’ai couché n’était pas lui, mais quelqu’un dont je ne connais presque rien et dont le désir pour moi m’a plu, flatté, et épanoui. Ce n’est ni noble ni mal, et cette envie de savoir et de constater qu’on plaît, ou bien cette envie de découvrir un corps pour la première fois et d’avoir, parfois, une bonne surprise, je la comprends. Il ne me viendrait pas à l’esprit de la reprocher à mon mari, et il ne me la reproche pas non plus. Car nous comprenons, nous nous faisons confiance et nous en discutons, régulièrement, pour ne pas laisser de frustrations ou de malentendus s’installer. Je ne l’escroque pas, et lui non plus.


J’aime le même homme depuis neuf ans, et pourtant je reviens de Sitges (encore), où j’ai établi une surprenante connexion amicale et sentimentale avec quelqu’un pour qui je n’ai aucune intention de quitter mon mari, qui le sait très bien et qui est lui-même très heureux sans moi de son côté, à des milliers de kilomètres. Mais c’est toujours agréable de savoir qu’elles existent, ces connexions, ces « amitiés sexuelles » de circonstance, qui auraient peut-être été des relations très différentes (ou inexistantes) en se rencontrant dans un contexte autre ou à une époque distincte. C’est toujours chouette et flatteur de savoir qu’on est le « french boyfriend » de quelqu’un qui, jamais, ne vivra dans notre ville ou notre pays, mais qui nous porte une affection sincère à des milliers de kilomètres et pensera toujours à nous en passant par la France. C’est doux de savoir qu’on peut être transparent sur sa situation maritale et réussir, néanmoins, à établir des relations amicales qui ne nient pas leur part de désir, de flirt réciproque et de connexion « spéciale ». C’est toujours beau de savoir que la vie regorge de possibles. D’aimer la même personne depuis toutes ces années, et pourtant de rencontrer de nouveaux amants, comme on rencontre de nouveaux amis, sans plus mettre en danger son couple qu’avec des potes « platoniques ». De savoir qu’on a les avantages du couple et les avantages du célibat, comme un enfant gâté que les autres jalousent ; tout ce monde ne se rendant pas compte que cela comporte son lot de compromis, de communication indispensable et, parfois, d’inconvénients qu’on réussit à ignorer ou à surmonter. Par respect et amour pour la vie qu’on construit ensemble. Par respect et amour pour ces amis et amants. Par respect et amour pour son conjoint. Par respect et amour pour soi.

 

C’est une joie de vivre une vie différente, unique, pour soi, et d’en définir les contours sans chercher à tout prix à rentrer dans un modèle, ni à l’imposer aux autres. Pensez-y la prochaine fois que vous serez tenté·e·s de juger la relation de quelqu’un d’autre, surtout si ce quelqu’un d’autre vous semble heureux.

 

 

4 thoughts on “Le « french boyfriend »

  1. orpheus

    mai 7, 2023 at 10:32

    En fait, je crois que beaucoup on besoin que leur mode de vie soit validé en permanence. Et indirectement cela passe par le dénigrement de tout ce qui n’est pas comme eux. Ils sont épuisants. J’en peux plus de ces jugements moraux en permanence…

    • Vinsh

      mai 8, 2023 at 1:00

      On a moins ce réflexe de dénigrer les modes de vie des autres quand on a soi-même un mode de vie « minoritaire », je crois. « Abstiens-toi de juger si tu ne veux pas être jugé ». Mais peut-être que je m’illusionne.

  2. Matoo

    mai 8, 2023 at 10:02

    Moi chuis juste jaloux !! Et je voudrais bien coucher avec toi, avec ton mari, et les deux à la fois. VOILAAAAAAA !!! 😀 😀 😀

    • Vinsh

      mai 8, 2023 at 11:04

      Un homme dans chaque port ! :p Je vais me renseigner sur la notion de boyfriend nantais !

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