Le « seul gay »

 

 

C’est une conversation sans fin, qui dure depuis des années et ne cessera probablement jamais, et tant mieux probablement, tant que nous ne serons pas tous totalement alignés et du même avis, avec les mêmes âges, les mêmes expériences, les mêmes rapports au monde et aux environnements sociaux que nous confrontons : la question du « milieu gay » et des clichés associés à la « gay culture » sera probablement débattue pour toujours. Tant qu’il y aura des gens pour aduler les totems pop culture les plus mainstreams et communément admis et connus de la « culture gay », et qu’il y en aura d’autres pour s’en distancer.

 

Depuis quelques semaines, face au foisonnement estival autour de la Pride et de quelques événements lourdement médiatisés dans le « milieu gay », ressurgissent les empêcheurs de tourner en rond qui se demandent s’ils sont les « seuls gays » à être au-dessus de ces clichés, à ne pas s’y intéresser. La réponse étant, bien évidemment, non à chaque fois, mais au détour d’un tweet ou d’un statut Facebook, satisfait de soi, chacun a ainsi pu exprimer son irritation face à un sujet omniprésent à ses yeux, ou son snobisme, ou plus généralement son unicité. Il y a un côté un peu dédaigneux, forcément agaçant, dans la formulation-même, qui fait que ce genre de post est rapidement moqué. Regardez-moi, comme je suis unique et intéressant, je n’aime pas Mylène Farmer ! Alors que je suis pédé ! Voyez comme cela fait de moi quelqu’un de plus intéressant et de moins lambda qu’un pédé ordinaire, puisque tous les gays de France sont unanimes au sujet de cette chanteuse, et qu’elle est un incontournable de la culture gay française que je m’efforce de contourner car je suis unique et plus intéressant que les autres, mais ce faisant je suis aussi villipendé et mis de côté, mon Dieu, comme je souffre de cette mise au ban, regardez comme je suis à la fois au-dessus des autres et stigmatisé, supérieur et victime à la fois, oh mon Dieu mon destin est tragique et exceptionnel…

 

Ok, tu cherches à nous dire quoi, Jacky ? Que tu es plus intéressant que nous ? Bon, bah c’est noté, merci, maintenant laisse nous entre ploucs qui regardent Drag Race.

 

Je me demande toujours, dans la double injonction qui semble pousser ces mecs (ou ces filles, ne soyons pas sectaires) à tweeter ce genre de trucs (et je peux parfois moi-même en faire partie), laquelle est la plus puissante. Car je crois qu’il y a à la fois un snobisme, un désir de singularité, pour lequel on espère recevoir un susucre numérique sous forme de tweet approbateur, mais aussi une forme de frustration, d’appel à l’aide, de tristesse de ne pas faire partie du « club » parce qu’on ne s’intéresse sincèrement pas, ou qu’on n’a su raccrocher à temps, le wagon d’un phénomène culturel autour duquel tous les autres ont l’air de s’amuser.

 

 

Pour le snobisme, il n’y a pas grand-chose à faire, et généralement ces tweets ne cherchent qu’à gratter les likes et commentaires approbateurs de mecs et de filles qui pensent comme eux. Agréger quelques semblables, eux aussi singuliers, eux aussi parfois prompts à se victimiser et à s’estimer exclus des « cool kids » parce qu’ils ne se reconnaissent pas dans la conversation du moment. Je fais ça parfois aussi. On est vraiment des snowflakes, quand on s’y met. T’as raison Kévin, moi non plus je ne fais pas de plans cul, on doit être les deux derniers mecs de Paris à ne pas en faire, hin hin hin, on est tellement pas des gays ordinaires, on est des gays mieux que les autres. Bah ok les mecs, faites ce que vous voulez, vous cherchez à obtenir l’approbation de qui, de Christine Boutin ? Pareil pour ceux qui n’aiment pas Britney Spears, ou Dua Lipa, ou Lady Gaga. A part le snobisme musical des gens qui se croient trop bien pour la pop mainstream, vous cherchez à prouver quoi, au juste ? Que vous êtes un gay intéressant, une lesbienne intello, un LGBT au-dessus du lot parce que vous avez des goûts musicaux plus « fins » que la dance à mélodie « facile » ? Que contrairement aux autres pédés vous n’êtes pas une dinde ?

« Il n’y a que moi qui n’en ait rien à foutre de Drag Race France ? ». Bah non, Jean-Mi, il y en a plein d’autres. Tu veux quoi ? Une médaille ? Vérifier si tu n’es pas seul ? Tu en doutes ? Tu penses qu’on est 65 millions de Français à se brancher sur France TV Slash tous les jeudis soirs et que tu es le dernier à ne pas t’y être mis ? Non, Jean-Mi, tu cherches à nous dire que tu n’es pas sensible aux trucs qui sont marketés pour un public gay (encore que cela soit discutable, je pense que Drag Race France aurait bien des vertus auprès d’autres audiences), que tu ne veux pas consommer gay, vivre gay, être défini uniquement par ta consommation de produits culturels gays. Tu veux faire savoir ça à tout le monde : pour faire plaisir à qui, on se le demande. Mais personne ne te demande ça, tu sais. Tu peux aimer Drag Race ET Arte ET Hanouna ET lire des romans de la rentrée littéraire ET les jeux télé de Nagui si ça te chante, personne ne t’oblige à t’enfermer dans la case Drag Race, on s’en fout. Tu peux aimer Madonna et pas Drag Race. Dua Lipa et pas Britney Spears. Kraftwerk et pas Céline Dion. Berlin et pas Sitges. Ça s’appelle les goûts de chacun, et tu trouveras d’autres personnes comme toi sur chaque créneau, a priori. Ne t’inquiète pas, tu es singulier et unique ET tu n’es pas seul. Tout va bien se passer.

 

 

Pour la tristesse, je ne sais pas. Peut-être qu’il faut leur dire que ce n’est jamais trop tard pour raccrocher les wagons, et entrer dans la conversation avec tous ceux qui ont l’air de s’amuser. Même ceux qui sont à un concert où vraisemblablement ils ne les rejoindront pas. Un petit « Profitez bien les loulous » ne coûte rien. « Il n’y a que moi qui n’en ai rien à foutre de Stranger Things ? ». Bah non, Nico, mais n’en dégoûte pas les autres. Si l’univers de la série leur parle, si ça les amuse, s’ils prennent plaisir à en discuter ensemble, laisse-les faire, non, et va parler d’autres choses avec d’autres gens, ailleurs sur Twitter, peut-être ? Je crois qu’au départ de ces tweets, il y a la désagréable sensation d’être exclu d’un sujet de conversation qui prend de plus en plus de place dans sa timeline Twitter ou Facebook ou dans ses stories Instagram, et d’en être un peu soûlé parce qu’on ne va pas vraiment pouvoir participer. Dans les « Suis-je le seul gay de France à ne pas être au concert de Lady Gaga ? », je pense qu’il y a un peu d’irritation de voir le sujet envahir 90% de ses stories Instagram, bien sûr, mais aussi un peu de tristesse de ne pas en être, de ne pas partager ce moment avec les autres. « Je suis le seul à ne pas aller à la VendrediX ? ». C’est un peu frustrant d’être mis face à ses contradictions, avoir une timeline composée à 70% d’instagramos pédés parisiens, et pourtant s’émouvoir de les voir parler ponctuellement d’un de leurs dénominateurs communs. Et c’est peut-être pour ça que la posture adoptée, plus valorisante en ligne que la tristesse et les geignements frustrés, est une posture de rejet, voire de surplomb blasé à l’encontre de ce goût tellement vulgaire pour un produit culturel si commun.

 

 

Mais il est là, tout l’intérêt : le commun. Le dénominateur commun. Pouvoir se réunir, parfois rencontrer ou faire connaissance autour de centres d’intérêts communs, c’est tout l’intérêt de ces envahissants hashtags sur Twitter et Instagram. Partager en DM ses impressions du concert de Gaga avec ce mec à qui je ne parle que deux fois par an. Échanger sur la dernière élimination de RuPaul’s Drag Race avec un pote un peu timide avec qui je n’ai pas beaucoup d’autres échanges aussi enthousiastes et argumentés. Rigoler ensemble autour de sa tenue ou de son panneau de Pride. Ces moments nous font vivre l‘expérience de la communauté, nous font nous sentir moins seuls, nous font rencontrer ceux qui vivent les mêmes choses que nous, à leur échelle et dans leurs propres bottes. C’est précieux, et nous devrions moins avoir le réflexe de cracher dessus, juste parce qu’on ne s’intéresse pas au même truc.

 

Je veux bien croire que ce type d’expérience soit encore plus intéressant, plus riche et plus érudit lorsqu’il s’agit de débats passionnés sur Twitter autour de la filmographie de Rainer Werner Fassbinder ou de la peinture flamande du XVIème siècle. Je ne doute pas que, niveau conversation, cela vole plus haut que de commenter des drag queens grimées en Mylène Farmer ou de pourquoi la scène du concert de Lady Gaga était trop en profondeur pour être entièrement visible depuis les gradins. Mais laissez les gens s’amuser et attendez juste que le sujet passe, non ? Et je sais pas moi, agrégez autour de vous une autre conversation, une communauté positive autour de ce qui vous plaît plutôt que de subir cette détestable conversation de béotiens autour de sujets outrageusement vulgaires ? Si ce n’est pas sur votre TL Twitter atrocement LGBT, peut-être sur Twitch, ou sur Reddit, ou sur un forum où le flot mainstream ne noiera pas autant votre sujet de prédilection et où vous croiserez d’autres passionnés de littérature islandaise et non pas ces agaçants amateurs de clichés gays ? Parlez peut-être de ce qui vous intéresse, au lieu de souligner à quel point vous êtes tellement au-dessus du sujet qui en intéresse d’autres ?

 

Je comprends, sur des espaces de discussions « grand public » et mainstream comme Twitter et Instagram, qu’on soit un peu soûlé quand la conversation tourne autour d’un sujet auquel on n’accroche pas : moi qui ai depuis longtemps décroché de la franchise Marvel au cinéma, je lève un peu les yeux au ciel les jours de sortie ciné où je ne peux échapper au film du jour dans la moitié des tweets de ma TL. Mais le mainstream, ce n’est pas que le sujet brûlant du jour. Il n’est pas interdit de parler de Madonna, de politique britannique ou de David Bowie le jour où sort le dernier Spiderman. Cela peut même contribuer à alléger un peu la timeline de vos potes avec, pour une fois dans la journée, un autre sujet de discussion, même si ce ne sera pas votre tweet ou votre story la plus likée. Respirez un bon coup, laissez les gens s’amuser un peu, amusez-vous aussi sous un tweet qui parle d’autre chose, Internet est vaste, ça va bien se passer. 

2 thoughts on “Le « seul gay »

  1. Matoo

    juillet 28, 2022 at 12:52

    Mais qu’ils aillent se faire CUIRE LE CUUUUUL !!!!! 😀
    (J’ai besoin de vacances, purée !)

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