L’instinct à la caisse

 

 

Le métier d’hôte ou hôtesse de caisse est bien ingrat. Outre le fait qu’il paie mal, il est largement déconsidéré, peu à peu remplacé par des caisses automatiques, et partage avec le métier d’éboueur le peu enviable statut de job épouvantail pour les enfants. Travaille bien à l’école, sinon tu finiras caissière.

 

Pour ma part, je n’ai jamais engueulé une caissière de ma vie. Je vois bien qu’elles (ou ils, parfois) (le métier semble rester très féminisé, aujourd’hui) font de leur mieux, qu’elles sont professionnelles, polies et aussi souriantes qu’elles peuvent encore l’être à 18h30 après une journée de merde, même quand on vient de leur déverser deux cents balles de marchandises sur leur tapis roulant. Alors je ne m’agace de rien, je ne fais pas de réflexion indignée quand on me demande de vérifier l’intérieur de mon sac au cas où j’aurais embarqué une marchandise, je ne gueule pas si la mamie de devant met dix minutes à compter sa monnaie au moment de payer, après tout ce n’est pas de la faute de la caissière. Et à moins d’avoir un rendez-vous professionnel important dans dix minutes, je n’ai pas de véritable raison de m’impatienter à la caisse du supermarché, si ce n’est bien sûr que ce n’est jamais agréable de faire le pied de grue avec les bras chargés. Mais devinez quoi : ce n’est pas agréable pour les autres non plus, et certainement pas pour ceux qui bossent.

 

Lorsque j’étais plus jeune, je sortais avec un allemand très poli, et il m’avait fait la réflexion que j’étais poli avec les caissières « pour un Français ». Non pas que mes « bonjour », « merci » et « au revoir » soient les plus chaleureux du monde, mais au moins ils existent, et ils sont systématiques. Ma mère m’a bien transmis les automatismes dans les commerces. Je suis dehors, en présence de gens qui travaillent et qui me rendent un service, c’est normal d’être poli et de ne pas leur rendre la tâche plus ingrate et plus compliquée.

 

Mais s’il y a bien un facteur d’agacement qui me fait maugréer en silence dans la file d’attente de la caisse, il ne tient malheureusement qu’à moi : je choisis toujours la « mauvaise » caisse. J’ai un instinct quasiment infaillible en la matière. Si j’hésite entre deux caisses où attendent déjà deux ou trois clients avant moi, je vais en choisir une en fonction de ce que je pense être la voie la plus rapide pour terminer mes courses : la caisse où les trois clients ont des paniers plutôt que des caddies, la caisse où aucun client n’a de gamins, la caisse où les clients ont l’air de se dépêcher, la caisse où la caissière n’a pas l’air d’être débutante ou en job d’été (et où je minimise alors les chances d’une erreur de manip’, d’un appel à une collègue pour demander un coup de main, etc.)… et à chaque fois je me trompe. Dès que je m’engage dans la file d’attente de la caisse choisie, de deux choses l’une : soit je vois la file de la caisse que je n’ai pas choisi se mettre à tracer à un rythme d’un paiement en carte bancaire toutes les trente secondes, et je vois donc me passer devant tous ceux que j’imaginais en terminer avec leurs achats plusieurs minutes après moi ; soit « ma » caisse devient soudain hyper lente, parce qu’un client a oublié un produit en rayon et court le chercher, ou parce qu’une cliente sort ses coupons de réduction et retarde son encaissement de plusieurs minutes, ou encore parce qu’un client se met en tête de payer son caddie en deux fois parce qu’il veut un ticket de caisse pour ses courses et un ticket de caisses pour les courses qu’il a fait pour quelqu’un d’autre. Et mon radar est quasiment infaillible : à vue de nez, il y a environ 80% de chances, huit chances sur dix, que la caisse que je choisis soit finalement celle où le « débit » de clients sera le plus lent. Mais je suis toujours poli avec la caissière à la fin : elle vient déjà de passer cinq minutes pénibles à compter les pièces de 5 centimes de mamie Suzanne ou à décompter les points réduc de Jean-Michel qui lui ont donné droit à un tupperware en verre gratuit, je ne vais pas en rajouter en lui partageant ma fatigue, qui n’est de toute façon pas grand-chose à côté de la sienne.

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