Ce samedi matin-là, Thierry s’est levé tôt. Comme toujours. Il avait ses deux grands fils étudiants à la maison pour le week-end, et comme toujours depuis qu’ils sont petits, il a été le premier levé pour tout préparer, nettoyer, s’assurer que ses enfants n’ont à se préoccuper de rien d’autre que d’étudier et de se détendre. Il s’est levé, a mis un peu d’ordre dans la cuisine, et est sorti en voiture jusqu’au village voisin pour acheter le pain et les viennoiseries, pendant que ses deux grands dormaient encore.
Depuis quelques années, il n’y a plus qu’eux trois. La maman est morte, dans des circonstances dont ils n’ont jamais voulu donner les détails, et nous comprenions leur pudeur. Mais nous avions tous une idée. Thierry et Béatrice se sont tournés autour pendant une bonne partie des années 90. Une relation en pointillés, de soirées en week-ends, de ruptures en retrouvailles, aucun des deux ne semblant se décider à sauter le pas une bonne fois pour toutes. Et puis, au début des années 2000, presque par surprise, ils se sont mis ensemble pour de bon, se sont mariés et ont eu deux enfants, à l’aube de la quarantaine. Pour mes parents, mes oncles, mon parrain, et toute cette bande qui avaient eu leurs gosses dans les années 80, c’était marrant de voir ce pote se ranger si longtemps après, passer par la case papa sur le tard, un peu en décalage de tous. Comme une éclosion tardive du sale gosse célibataire qui avait continué à faire la fête pendant que les autres se rangeaient. C’était un joli message de la vie, ce bonheur au moment où on ne s’y attendait plus trop.
Mais Béatrice allait mal. L’alcool, la dépression, la solitude de son job. Les choses se sont enchaînées, implacablement, pendant des années, face à une impuissance manifeste du couple. Des congés maladie. Des services en état d’ébriété. Des accidents. Des cures de désintox. Des cliniques de repos. Elle ne décrochait pas, elle planquait des bouteilles à la maison, elle y revenait toujours même quand elle avait décidé qu’elle arrêtait. Ils se battaient à deux contre un truc qui les rattrapait sans cesse. De cures et congés sabbatiques, nous n’avions plus que des nouvelles sporadiques, nous les voyions lutter au loin, alors qu’ils ne prenaient plus part aux sociabilités de copains qui, forcément, se transformaient en mise à l’épreuve.
Thierry a beaucoup changé pendant ces années-là. Il a tout arrêté, à part le boulot et sa famille. On le voyait beaucoup moins. Plus de sorties. Plus de copains. Plus d’apéros. Plus d’après-midis estivaux dans le jardin avec piscine des vieux copains. Plus d’alcool. Le mec aux cheveux mi-longs qui traversait le village à moto en pétaradant et qui ne disait jamais non à un whisky a disparu. Il est soudain devenu une sorte de moine. Il se levait tôt et se couchait tard pour s’occuper de tout, préparer la journée de sa femme et de ses fils qui grandissaient, préparer les repas, faire les lessives, faire les allers-retours à l’école, gérer les finances, planifier les vacances, ranger quand tout le monde était couché, retrouver et vider les bouteilles cachées, contenir les crises de manque et sautes d’humeur de Béatrice, et recommencer pour que tout roule à nouveau le lendemain du petit déjeuner jusqu’au coucher. Tout. Son look avait changé. Ses cheveux devenus courts, ses petites lunettes, son air sérieux, sa voix désormais toujours calme. Il ne touchait plus un verre, ne restait pas pour l’apéritif quand il était passé à la maison pour donner des nouvelles en passant ou pour rendre un service. « Il est devenu chiant », disait ma mère. Tu parles, il est juste devenu les deux parents de ses gosses et le tuteur de sa femme, il tient son foyer à bout de bras, tu m’étonnes qu’il ne rigole plus, oui.
Et puis un jour, Béatrice a été retrouvée dans sa voiture, dans un fossé, et n’a pas pu être ranimée. Nous n’avons jamais su si c’était la sortie de route qui l’avait tuée, ou autre chose. Nous n’avons pas posé la question. Ça changerait quoi ?
Ce matin-là, Martin s’est levé tard, vers 11 heures. Il est allé dans la cuisine, où le pain et les croissants l’attendaient. Il en a pris un, est allé dans le salon allumer la télévision, puis est passé voir si son père était sur son ordinateur, dans son bureau. Thierry était bien là, oui. Mais sur le sol, inconscient, étalé de tout son long. Martin a appelé les pompiers, mais ils n’ont pas réussi à le ranimer. Comme ils avaient échoué à ranimer Béatrice quelques années plus tôt.
Thierry avait un an de moins que mon père. Ils se connaissaient depuis le lycée, ils avaient fait les quatre-cent coups avec les copains de jeunesse qui squattaient la maison avant que ma mère ne débarque là-dedans et n’y mette bon ordre, en fichant tout le monde dehors pour s’établir pour de bon avec son mec. « Tu aurais vu la gueule du salon quand je suis arrivée ici, il y avait des bouteilles de whisky vides partout et des vieilles paires de charentaises élimées clouées au mur en guise de déco, j’ai foutu tous ces pochtrons dehors, et j’ai fait un grand ménage. J’étais enceinte, j’allais pas élever mes gamins dans ce cloaque ! ». La bande de copains s’est peu à peu dissoute, tout le monde est rentré dans le rang, s’est marié et a fait des enfants. Certains ont un peu traîné dans leur jeunesse, se sont foutus en l’air dans des trucs aussi cons que des courses de moto sur des routes de campagne ou des soirées roulette russe. Mais Thierry, lui, était toujours là, dans la vie quotidienne de mes parents. Il passait souvent à la maison, il rigolait de nos jeux d’enfants, traînait parfois avec leurs amis en commun, dans les apéros estivaux. Une sorte d’oncle supplémentaire, presque un intrus dans cette famille bourge où tout le monde était marié avec deux ou trois gosses, il parlait et riait plus fort que les autres, il était comme « plus vivant » qu’eux. Pour nous les gamins, c’était un peu l’adulte idéal, qui passait une clope en douce à ceux qui avaient quinze-seize ans et fumaient en cachette, ou qui parlait des études et des copains qu’on allait perdre et gagner en grandissant. Ces trucs qu’on ne faisait que sur fond de bulletins scolaires avec nos parents, et qui devenaient des conversations passionnantes et sans pression avec ce tonton pas très concerné.
Lorsque Thierry est mort, ces années-là sont comme parties pour de bon avec lui. Peu de décès ont mis un coup pareil à mes parents. Et pourtant, des morts à la con, des cancers, des accidents de la route, dans ce milieu rural d’alcoolisme culturel qu’on imagine contrôlé, il y en a eu. Mais cette personne-là, avec son histoire, sa santé de fer, ses centaines souvenirs d’une jeunesse des années 80 qui s’était attardée avec eux dans les années 90 : ça faisait beaucoup. Ça les renvoyait à leur propre mortalité, bien sûr, mais avec cette dimension supplémentaire d’injustice qui les a mis K.O. Son destin, son mariage, ses gosses, sa jeunesse relative, son absence d’antécédents médicaux. Rien ne va là-dedans. La vie n’est pas juste, et la mort l’est encore moins. Je pense à Thierry, je pense aux années 90, à l’insouciance bravache de mes parents et des autres adultes de leur entourage dans ces années-là. Je pense à ses enfants, aussi. A ce que je serais devenu si je n’avais plus eu de parents à dix-neuf ans, à vingt ans. Et je mesure à quel point mes chances ont été nombreuses, et mes insouciances un luxe, que l’âge nous reprend.