parler à mon père

Ça a commencé début juillet. Une grosse fatigue. Ça ne lui ressemble pas, lui qui se lève chaque jour de l’année à 7h pour être au boulot à 7h30. Se mettre soudain à dormir 16 heures par jour. Un coup de mou, s’est dit ma mère. Un virus, peut-être. Genre une grippe, ou une mononucléose, ou un autre truc qui te fout à plat pendant une semaine ou deux. Et puis bon, soixante-huit ans, une retraite prise mais pas vraiment, avec le boulot qui continue et cette routine qu’il semble avoir peur de lâcher, au bout d’un moment c’est normal que le corps fatigue et demande des pauses. Bon, cette fois-ci ça traînait un peu. Et puis il est devenu jaune. Le médecin l’a envoyé aux urgences en deux-deux. Surcharge en fer dans le foie. Soit. Il a toujours eu un taux de fer un peu élevé. Certaines personnes filtrent mal. Et depuis le diabète et les médicaments qui viennent avec, c’est surveillé régulièrement, alors tout semblait sous contrôle. Mais là, c’était vraiment élevé, même pour lui, alors il fallait intervenir et investiguer. Ils ont vite trouvé un canal biliaire obstrué et ont posé un stent biliaire pour que ça circule de nouveau, mais l’écoulement est resté lent, la jaunisse ne passait pas, et la fatigue demeurait. Nous, on n’y connait rien, hein, mais on allait vite l’apprendre : un canal biliaire obstrué, c’est soit des calculs qui le bouchent, soit une tumeur qui le comprime. Bon bah pas de bol. Tumeur sur le pancréas. La “bonne” nouvelle, c’est que c’est “sur” le pancréas et pas “dans” le pancréas. Mais ça craint quand même.

Depuis, c’est un peu l’errance médicale, et mes parents sont assez frustrés de ne pas avoir de visibilité sur a quelle sauce ils vont être mangés. Ils ont déjà mis près de trois semaines à avoir un diagnostic de tumeur, et depuis on leur parle d’IRM, d’opérations, de chimio, puis en fait non, puis en fait si mais la date change, et tout ce qu’on sait c’est que ca va durer des mois, et que deux mois après on n’a toujours pas commencé ni chimiothérapie, ni rééducation, ni opération. Ma mère rue dans les brancards pour obtenir des infos, mais comme souvent dans ces cas, la personne en face ne sait pas, ou n’est pas habilitée à transmettre des informations, et il faut remuer ciel et terre pour se retrouver face à la bonne personne au bon moment. Ce n’est la faute de personne en particulier, je sais. Tous ces gens sont débordés. A la fois, ça me semble absurde que les informations relatives à un patient ne soient pas centralisées quelque part et accessibles pour la famille ou le patient lui-même, et en même temps je comprends. Ils avancent à tâtons, préférant éviter de lancer une procédure médicale lourde avant de savoir si c’est bien par celle-la qu’il faut commencer. Et puis mon père a perdu quinze kilos, il se tient aux meubles pour se lever et pour marcher, ma mère lui a acheté un déambulateur, fin août il a fallu le réhospitaliser parce qu’il ne mangeait plus. Je sais déjà que si je rentre à Noël, il ne sera pas dans son état habituel. Je ne suis même pas sûr qu’il le sera de nouveau un jour. Dans ces conditions, c’est difficile de lancer une opération ou une chimio immédiatement, a fortiori s’ils ont décrété que l’urgence n’était pas absolue. Ils préfèrent le “regonfler” avant. 

Mais en attendant, on en parle tous les jours, et dès que quelqu’un demande des nouvelles, on est réduits à un “bah on sait pas trop” bien frustrant. 

L’autre jour, Jay m’a dit “Tu as parlé à ton père dernièrement ? Tu devrais éviter de passer par le filtre de ta mère. Tu es loin, tu es le fils aîné, tu as accès à des aspects de ton père auxquels les autres n’ont pas accès. Il te dira des choses qu’il ne dirait pas aux autres. Tu poseras des questions que les autres ne poseraient pas.” Avec le décalage horaire de neuf heures et les contraintes des visites à l’hôpital, j’ai réussi deux fois à lui parler en deux mois, ma mère me passant le téléphone pendant qu’elle lui rend visite. A l’oreille, il est fatigué et somnolent, mais il est lui-même. Et les conversations durent 90 secondes montre en main, comme toujours, donc mes talents d’enquêteurs ne sont guère mis à l’épreuve. Je n’ai pas encore compris à quel monde intérieur de mon père j’ai un accès spécial, mais bon, j’entrevois l’importance de se parler, d’entendre nos voix, en ce moment. J’ai quand même bataillé à distance pour qu’il ait un accompagnement psychologique dans les prochains mois. Mes parents sont des boomers, pour eux voir un psy c’est un truc de faible ou de cinglé. Mais là on parle de plusieurs mois de convalescence, et d’une vie qui va être complètement changée, pour un mec qui fuit la retraite depuis des années, qui se définit essentiellement par son boulot et la place que ça prend dans sa vie quotidienne, et qui va soudain se retrouver vissé à son canapé, à regarder la télé et à vivre nez a nez à nez avec ma mère douze heures par jour au lieu de deux. Pour l’instant il pionce beaucoup, et elle gère les histoires de docteur, d’urssaf et de logistique. Business as usual, ou presque. Mais ils se frittent déjà, et j’imagine même pas comment ça va être dans six mois quand il aura passé la phase de déni et qu’il aura compris qu’il ne retournera vraisemblablement jamais bosser. Je ne sais pas si s’épancher auprès d’un psy va l’aider, vu qu’il est du genre à ne pas jouer le jeu et a abandonner le truc au bout d’un rendez-vous, mais au moins il va peut-être comprendre que ce qui lui arrive va avoir un impact durable, et que ce n’est pas une gêne passagère avant de reprendre la même vie comme si de rien n’était. Pas à son âge, en tout cas. A moins que je ne me trompe (et si c’est le cas tant mieux, mais mieux vaut en faire trop que pas assez pour se prémunir de l’énorme contrecoup et de la dépression qui viennent). 

De mon côté, je me surprends à parler de cette histoire a quelques personnes, mais je ne m’épanche pas trop. Je n’aime pas être de ces personnes qui attendent la première occasion pour s’effondrer et faire d’une difficulté personnelle la seule chose dont ils sont capables de parler. Je ne veux pas devenir plus chiant à côtoyer que je ne le suis déjà. D’abord, ce n’est pas ma santé. Et puis il n’est pas mourant. C’est juste pénible, mais pas désespéré. Je voudrais faire plus, mais je sais qu’il n’y a rien de plus a faire. Alors j’appelle tous les jours, ou presque, pour le dernier débrief de ma mere, et je crois que même si ça la saoule de raconter le même “update” à dix personnes par jour, ça la rassure de savoir qu’on est “là”, et ça lui fait du bien de s’épancher un peu (je ne cherche même pas à lui faire voir un psy, avec elle c’est peine perdue). J’ai parfois un vague nœud dans la gorge, et je sens mes yeux se gorger lorsque je raconte tout ça, mais ça ne coule pas, et la voix ne déraille pas. Ce n’est pas du courage, et je n’attends pas de commisération. Parce qu’encore une fois, ce n’est pas moi. Ce n’est pas ma santé. Ce n’est pas à moi que cela arrive. Je suis de l’entourage, et j’ai une idée très ancrée de ce à quoi l’entourage doit servir dans ces cas-là. Pas à chouiner au téléphone et à tenir la jambe de chaque contact de mon répertoire pendant quarante minutes, en tout cas. Je sais qu’il y a quelque chose, là-dessous, qui touche du doigt l’idée de la perte, et qui ne saura pas quoi en faire lorsque ça arrivera. Mais le moment n’est pas venu.

Une réflexion au sujet de « parler à mon père »

  1. Orpheus

    septembre 9, 2025 at 9:07

    Plein de bonnes ondes vers vous, et de soutien moral.
    Le peu que j’en sais, d’expérience personnelle, est qu’il n’y a pas de recette universelle sur comment on peut ou doit gérer tout cela. Le mieux est d’écouter et suivre sa petite voix.
    Courage.

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