La notion d’aidant s’est progressivement démocratisée, en partie grâce à la journée mondiale des aidants en octobre, mais aussi parce que les associations d’aidants ont fait un gros boulot de sensibilisation auprès des pouvoirs publics ces dernières années pour donner de la visibilité à cet angle mort de nos sociétés capitalistes et de leur marché du travail. Il est notamment connu, le chiffre étant mis en avant assez souvent lors de cette fameuse journée, que lors de l’annonce d’un cancer ou d’une maladie grave, les femmes ont six fois plus de risque que les hommes d’être quittées par leur conjoint. Dans le cas de mes parents, la situation est inversée, et donc, conformément à la réalité statistique, ma mère ne s’est pas (encore) barrée depuis l’annonce du cancer de mon père cet été. En revanche, elle verbalise beaucoup l’idée, du moins avec moi lorsque je l’ai au téléphone. Rien d’alarmant en soi. J’ai l’habitude. Ça fait quarante ans que je connais ma mère, et ça fait quarante ans qu’elle dit qu’elle en a marre de nous, qu’elle va se barrer et nous laisser nous démerder, et que, force est de le constater, elle est toujours là. Ma mère est fille unique. Ses cousins ne sont pas français et ne vivent pas là. Elle est pour ainsi dire la dernière représentante de sa lignée et elle a, je pense, une image inconsciente d’elle-même comme “électron libre”. Elle a aussi traversé certaines épreuves de vie qui, faute de soutien psychologique sur le coup et de psychothérapie à long terme (mes parents sont des boomers, pour beaucoup de gens de leur génération, voir un psy c’est être faible et cinglé), l’ont amenée à avoir un caractère particulièrement intransigeant, très sur la défensive, et donc avec une légère tendance à s’offusquer plus que de raison au lieu de se foutre des maladresses et des micro-agressions inconscientes des autres. Alors quand elle s’est “greffée”, en tant que pièce rapportée, à la famille de mon père via leur mariage il y a quarante et un ans (putain, quarante et un ans), tout est progressivement devenu prétexte a se fritter et être en froid avec la “belle-famille”. Les plus gros clichés sur les belles-familles se sont enchaînés avec un tel systématisme qu’on se croirait dans une telenovela mexicaine : la belle-mère méchante qui savonne la planche et l’empêche de se sentir accueillie et intégrée depuis le premier jour, le beau-frère pleutre qui fayote avec les parents pour usurper une partie de l’héritage due à son mari, le mari mou qui ne se défend pas assez et qui ne la défend pas assez face à sa famille, etc. Tout n’est pas faux, tout n’est pas vrai, mais cette sensation d’isolement “seule contre tous” est un peu devenue le cœur de sa dynamique relationnelle avec nous autres. Il y a à la fois l’amour pour ses enfants et le ressentiment de voir que nous ou notre père ne serons jamais complètement comme elle, jamais complètement ostracisés et seuls face à la belle-famille, jamais dans le même rejet du sang et du nom. Et forcément, régulièrement, la sensation d’ingratitude, d’être prise pour acquise, et la sourde envie de se barrer et de laisser tous ces connards (enfants compris) se démerder, pour aller vivre sa retraite paisiblement au soleil loin des soucis. Au final, ça fait quarante ans qu’elle est là et qu’elle ne part pas, c’est que d’une manière ou d’une autre ça doit fonctionner, ou du moins que chacun y trouve un peu son compte. Mais le cancer ? Gérer un convalescent pendant des années ? Ne plus jamais pouvoir le laisser seul à la maison plus de 24 heures ? Peut-être un jour devoir gérer les repas à la becquée et la toilette ? Ça, elle le verbalise clairement, elle ne se sent pas taillée pour ça. Je ne sais pas si c’est juste de la verbalisation pour exorciser, se plaindre et souligner la difficulté et la peur de l’échec avant d’y aller quand même, ou si elle va vraiment se barrer. Il y a une vingtaine d’années, quand sa propre mère a vu sa santé se dégrader très rapidement, passant en quelques semaines de l’autonomie complète à un Alzheimer avancé, hospitalisation et couches pour adulte à la clé, son verdict avait été sans appel : “Je peux pas”. Il y a des gens qui ne sont pas taillés pour être aidants pendant des années ou pour le reste de leur vie. Voir quelqu’un se dégrader physiquement, ne plus être autonome, se pisser dessus, c’est dur à affronter, et la première réaction peut être le rejet pur et simple, amour ou pas. On ne signe pas pour ça, on n’est jamais prêt quand ça arrive, si ça arrive. On ne comprend pas toujours que vieillir ensemble, c’est souvent se confronter à ce délitement de la santé et de l’autonomie, “si on a de la chance”, c’est-à- dire si on ne meurt pas jeune. Ma mère nous appelle si le chien a fait caca sur le parquet parce que “je peux pas”, alors forcément le rôle d’infirmière à domicile qui change le cathéter toutes les quatre heures et qui t’aide à te relever de la baignoire, ce n’était pas dans ses projets de retraite, surtout dans une cellule familiale où elle ne se sent pas appréciée à sa juste valeur. Et honnêtement, je ne la blâme pas, et même si je comprends qu’on culpabilise, faire appel à des professionnels pour prendre le relais et essayer de continuer à vivre sa propre vie à peu près normalement, même à 70 ans, je trouve ça sain et normal. Et si cela veut dire se séparer, si ça ne marche plus, si c’est trop dur, c’est probablement mieux d’aménager deux vies séparées plutôt que de rester collés ensemble en accumulant du ressentiment pendant des années. J’ai 40 ans, je pourrais vivre une séparation de mes parents sans la dramatiser outre mesure. Si tout le monde est plus heureux comme ça, pourquoi pas ? Il y a eu un épisode de Transfert il y a quelques semaines sur cette culpabilité des aidants de vouloir, à un moment, reprendre le contrôle de leur vie et ne pas rester cloué au chevet de quelqu’un pour toujours. Je l’ai trouvé très triste mais aussi très juste. Cela ne me choquerait pas que ma mère parte vivre seule une partie de l’année pour ne plus se coltiner mon père, même en bonne santé, si cela devait la rendre plus heureuse. Mais une partie de moi pense que c’est juste le stress qui a besoin de s’exprimer chez ma mere quand elle m’explique avec la voix brisée qu’elle n’en peut plus, qu’elle tient le coup le temps de la chimiothérapie et de la convalescence de mon père, et qu’elle se barrera dès qu’il sera de nouveau sur pied. Elle dit ça, mais comme toujours depuis toutes ces années je crois que quand ça ira mieux elle ne le fera pas, et d’ailleurs bien souvent, quand je lui parle au téléphone deux jours plus tard son humeur est revenue à la normale et elle ronchonne tranquillement sur sa contrariété domestique du jour sans pour autant menacer de tout plaquer pour aller s’installer toute seule sur la Côte d’Azur.