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Les anniversaires sont toujours un peu plus amers les années présidentielles. Je n’y dérogerai pas cette année puisque l’ambiance actuelle est ce qu’elle est, en France, et qu’à chaque nouvelle campagne présidentielle on se demande comment ça va pouvoir être pire que la précédente pour, au final, n’être jamais déçu.

 

En 2002, j’ai eu 17 ans. Je ne votais pas, à quelques mois près. Je n’étais pas très politisé, d’ailleurs, même si je commençais à me rendre compte que le vote de mes parents était surtout basé sur une haine irrationnelle des hommes et femmes politiques de gauche (parfaitement incapables d’expliquer ce qu’ils leur reprochent concrètement, ni même ce qui les dérange tant dans les 35h et les RTT, par exemple) et sur ce qui, je finirai par le comprendre, était leur seule boussole politique : payer moins d’impôts, estimant qu’ils s’en sortaient très bien sans les services publics et voulant donc dépenser leur fric durement gagné à leur entière guise. J’ai écouté des personnes majeures de mon entourage, cette année-là, dire qu’ils hésitaient à voter pour Le Pen parce que « quand même c’est vrai qu’il y a trop d’arabes en France » et qu’ « au moins chez eux, avec leurs régimes autoritaires, ils se tiennent à carreau ». Des gens de la campagne, qui ne croisaient d’arabes que lors de leurs vacances en Tunisie ou à la supérette du village, tenue par le seul arabe à vingt kilomètres à la ronde. « Oui mais lui c’est pas pareil, il est si gentil et poli quand il rend la monnaie. S’ils pouvaient tous être comme lui ce serait formidable ». Le 21 avril 2002, comme beaucoup de gens, alors que j’imaginais le FN en troisième ou quatrième position, un signal inquiétant mais pas encore une catastrophe, j’ai évidemment été surpris de voir la tronche du vieux Le Pen apparaître à côté de celle de Chirac à 20h.

 

A l’époque, on est quelques mois après le 11 septembre 2001, Ben Laden, l’affaire Papy Voise et quelques autres joyeusetés qui sentent le changement d’époque. Pas tant qu’on soit plus en danger qu’avant (il y a eu des attaques terroristes en occident dans les années 90), mais un espace se libère pour que le racisme bon teint dissimulé sous de la condescendance ethnocentrée puisse désormais s’exprimer de manière bien plus virulente, en réduisant ceux qu’on appellerait quelques années plus tard les racisés à des hordes de sauvages obscurantistes fomentant la révolution dans des cités sans horizon où on les avait enfermés depuis des décennies sans véritable chance de devenir, comme les autres avant eux, transfuges de classe. Incapables de devenir blancs. Incapables de renier leur identité pour rentrer dans un moule identitaire « français » (ça veut dire quoi, français ?) dont on leur nierait la légitimité si jamais ils s’y essayaient. Des sous-citoyens. Mais il y a eu un choc, quand même. Des manifestations. Des gens qui pleuraient à la télé, même dans Loft Story. Un refus de voir le FN a second tour. L’idée, alors, que ce n’est pas « normal » que ces idées soient à ce niveau d’acceptation dans la population française.

 

En 2007, j’ai eu 22 ans. J’allais voter pour ma première présidentielle. En bon petit gauchiste traumatisé du 21 avril 2002, j’ai bien évidemment voté Royal aux deux tours. Il fallait laver l’affront de 2002, porter le candidat de gauche au 2nd tour. On l’a fait sans se poser de questions, je crois, pour la plupart d’entre nous. Ça allait de soi, c’était comme ça. On avait même un engouement médiatique pour nous encourager un peu. Depuis les régionales de 2004, Ségolène Royal était devenue la révélation politique qui devait galvaniser les foules populaires, estimaient les médias. On la voyait en Une de l’Obs, au Grand Journal, dans la presse lifestyle. Certains d’entre eux avaient parlé de la « Zapatera » du Poitou en référence au premier ministre espagnol victorieux des élections générales quelques jours auparavant. Et entre 2004 et 2007, le gouvernement Zapatero faisait un peu rêver les électeurs de la gauche française : gouvernement paritaire hommes-femmes, loi sur le mariage pour tous, retrait des troupes espagnoles d’Irak, loi de récupération de la mémoire pour les victimes du franquisme, réforme de l’éducation gelant la loi rendant obligatoires les cours de religion pour l’accès aux études supérieures… Élu dans le contexte douloureux de l’attentat de Madrid, le gouvernement espagnol était la preuve que la réponse des urnes face au terrorisme n’était pas forcément en faveur de l’extrême-droite, et c’était rassurant. Mais les ténors du parti socialiste soutiendront Royal en se bouchant le nez, et ça se verra. Et surtout le quinquennat Chirac de 2002-2007 avait largement été marqué par l’émergence et l’omniprésence médiatique d’un ministre, karcher et émeutes de 2005 à la clé, qui allait devenir une sorte de premier personnage de l’État « naturel », et contre lequel il n’y aurait pas grand-chose à faire au second tour. On était tristes et un peu apeurés par les idées crypto-racistes qui émaillaient les discours du nouveau Président, mais on avait l’impression d’avoir fait notre possible.

 

En 2012, j’ai eu 27 ans. On sortait de cinq ans de Guéant, de Morano, d’Hortefeux, de Peltier, de Guaino… Cinq années d’arrogance, de racisme décomplexé, d’affaires crapuleuses, de casse sociale. On n’en pouvait plus. Il n’y avait plus que les fanzouzes les plus décérébrés de Sarkozy et les candidats à l’évasion fiscale (et au final, ça en faisait beaucoup) pour souhaiter cinq ans de plus avec des gens pareils aux affaires. Hollande, on n’était pas hyper excités par sa candidature, mais bon, Royal avait explosé en vol, Aubry n’avait pas vraiment l’envie d’y aller, DSK on l’avait échappé belle, alors Hollande, ça allait. A gauche on aime bien les candidats pas trop charismatiques, pas trop « homme providentiel ». On aime bien, surtout depuis Sarkozy, les gestionnaires un peu sérieux qui vont faire le taf et pas frimer et flamber sur des yachts de potes milliardaires à la Une de Paris Match. Jospin, Hollande, Hamon, des mecs qui font le taf sans générer de culte chelou de la personnalité (quoique, Hamon est mignon donc il a aussi sa petite et inoffensive twittosphère énamourée). C’est probablement ce qui a fait le plus défaut à Hollande les années suivantes (enfin, je veux dire ça et mener une politique de gauche au lieu de trucs de vieux mecs de droite comme la loi travail et la déchéance de nationalité, quoi) : il n’avait pas de fanzouzes. Il était mollement défendu sur le programme et la droiture (qu’on ait aimé ou pas, ce n’est pas un quinquennat dont on reparle sans cesse dans les tribunaux depuis), mais en face ça attaquait à jets continus sur son manque de charisme, son incompétence supposée, ses allocutions sans emphase. Et à gauche il ne satisfaisait pas grand-monde non plus, avec ses concessions faites à son ennemi la finance et ses frondeurs. Ça n’a pas aidé à gagner en enthousiasme pour la fois suivante.

 

En 2017, j’ai eu 32 ans. Je n’avais pas envie, par mon vote, de donner mon blanc-seing aux cinq années qui venaient de s’écouler, mais je ne savais pas trop comment voter. Voter Hamon, c’était revoter PS, mais c’était voter la ligne des frondeurs. Dire à Valls et Hollande que c’était ça qu’on voulait. Mais c’était aussi voter pour un candidat qu’on avait zéro chance de voir au second tour. Voter Macron, ce n’était pas revoter PS, mais c’était revoter la ligne Hollande, gauche un peu de droite. Par contre, ça envoyait quasiment à coup sûr le candidat au second tour, où la perspective de Fillon ou de Le Pen était, si c’était possible, encore moins ragoûtante que celle d’un deuxième quinquennat Sarkozy. Et puis l’affaire (ou les affaires, je ne sais plus trop, à force) Fillon nous avait tellement bien occupés jusqu’au premier tour qu’on avait plus ou moins improvisé dans l’isoloir, au final. Avec quand même l’impression grandissante que le PS attendait un peu nos votes comme un dû, et considérait sa place de premier parti de la gauche comme un acquis. Ce qui ne semble toujours pas avoir changé en 2022, où cette idée est pourtant encore plus illusoire, voire saugrenue, qu’à l’époque.

 

 

En 2022, j’ai 37 ans. Je ne sais pas comment je vais voter dans trois mois. Je suis blasé. Je ne crois plus trop en l’élection présidentielle comme rempart contre les idées rances dont mes oncles avaient un peu honte quand ils les éructaient, bourrés pendant les repas de famille, avant de se faire taper sur les doigts par leurs femmes pour avoir dit « bougnoule » devant les enfants, et qui sont devenues la boussole politique de notre pays. Je ne crois pas qu’un candidat va réussir à s’imposer pour enrayer la marche sinistre que nous avons entamé il y a vingt ans vers le racisme, la confiscation des richesses, les catastrophes climatiques, la soustraction à l’impôt de fortunes qui manquent à nos services publics, la mise à sac de l’école, de l’université et de l’hôpital public. Si je crois que cette marche va cesser, je ne crois pas que cela viendra de ce casting quinquennal de roi de la com. Mais si cela doit venir d’un fourmillement populaire, je ne sais pas où celui-ci démarrera, et j’ai souvent peur de ce qu’il soulèvera sur son passage.

 

A 37 ans, j’ai déjà bien entamé la seconde moitié de la trentaine. Je n’en reviens pas. Comment ces vingt dernières années sont-elles passées si vite ? Gamin, je rêvais de la trentaine. De ce que ça ferait d’avoir cet âge. De ne plus avoir un physique ingrat d’ado. D’être financièrement indépendant. D’avoir un appart. Peut-être un chien. Un mari. Des voyages. De la reconnaissance sur le plan professionnel. Force est de constater que je n’ai pas avancé sur tous ces chantiers aussi vite que je l’aurais voulu. Alors que les 40 ans approchent peu à peu, je me rends compte que je ne m’y suis jamais vraiment projeté. Comment sera ma vie, dans quelle forme serai-je, où vivrai-je. Je ne sais pas trop. Que le climat politique actuel débouche sur un vrai fascisme, ou reste sur cette ambiance de fascination morbide devant les aspirants fachos et les idées les plus réac pour voir jusqu’où on va flirter avec les frontières et élargir la fenêtre d’Overton, je ne suis pas très enthousiaste. Et je suis un peu triste de ne pas avoir mieux profité de ma trentaine.

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