L’escalade

 

 

Évidemment, que ça fait flipper, ces histoires de guerre aux portes de l’Union européenne. Et cette couverture médiatique incessante, ces experts qui s’enchaînent aux micros, ces analyses parfois contradictoires, ces prédictions admettant mollement que maintenant que Poutine a pris une mesure qu’on croyait taboue et impensable, « impossible d’être sûr ».

 

On ne leur en veut pas, à tous ces gens, derrière leur micro, de tenter de répondre à la soif de solutions, de scénarios rassurants et de boussoles géopolitiques pour qu’on soit capables de se projeter dans les prochains mois. Ils essaient de donner des réponses, de nous aider à envisager et anticiper les crises à venir. L’inflation, les pénuries, les menaces militaires. Et ils ne savent pas. Peut-être que si on n’affirme rien, ça n’arrivera pas. Ils ont autant peur des prophéties auto-réalisatrices que de se planter dans leurs prédictions.

 

Quoi qu’on tente de prédire, personne ne sait trop ce que Poutine va faire, même si on sait qu’il est capable d’à peu près tout. On commence à parler de crimes de guerre. Mais tout ce qui va arriver est, par défaut, un crime de guerre, non ? Puisque la guerre elle-même est scélérate, injustifiée. Tous ces gens qui vont mourir dans un conflit qui n’aurait même pas dû commencer. Combien de centaines de personnes déjà mortes dans un conflit illégitime ? Combien de milliers d’autres dans les prochains mois ?

 

C’est sûr, c’est moche qu’on ne s’émeuve que maintenant que ce sont des blancs européens et chrétiens qui se retrouvent obligés de fuir leurs villes et leurs vies, alors que l’on s’est tranquillement habitués à d’incessants massacres et violations des droits de l’Homme en Syrie, en Palestine, en Chine. Le phénomène du mort kilométrique, qui ressort encore mieux quand le kilométrage se rapproche. Et ces reportages glaçants sur les personnes ukrainiennes racisées qui se font refouler ou refluer à la fin de la file d’attente pour laisser les blancs passer en premier.

 

Mais ce n’est pas encore assez. « On essayera de faire semblant de ne pas la voir », écrivais-je il y a à peine douze jours… L’anesthésie morale et mentale demeure. On s’est habitués à tout. Comme quand en 2002 des gens chialaient à la télé entre les deux tours de la Présidentielle et qu’en 2022 la présence quasiment certaine de l’extrême-droite au second tour de l’élection à venir ne fait plus vraiment bondir qui que ce soit ; c’est un acquis, une donnée de l’énoncé, on ne s’en émeut plus. Et c’est encore pareil avec les annonces de plus en plus grossières et inquiétantes qui s’enchaînent depuis une dizaine de jours. Les menaces à mots à peine couvert de riposte nucléaire en cas d’intervention. « Des conséquences que vous n’avez encore jamais connues ». Les lois répressives contre les opposants en Russie. Le révisionnisme institutionnalisé des médias russes. Les sites, médias et plateformes bloqués en Russie, et bientôt les deux blocs, Est-Ouest, avec chacun son YouTube, chacun son Spotify, chacun son Facebook. Cette cristallisation de choses qui étaient déjà là, mais qui vont accélérer le retour d’une forme de guerre, plus ou moins froide, dont beaucoup d’entre nous ne verrons pas la fin de notre vivant. La « liste officielle » des États considérés comme « hostiles » par la Russie, sur laquelle nous figurons. Et ils vont en faire quoi de cette liste, dans les prochains mois ?

 

Non, toujours pas. « Il bluffe », « Il ne le fera pas », « La politique de dissuasion mutuelle s’applique, il a le nucléaire mais on l’a aussi, personne n’a intérêt à ce qu’on s’en serve », « Il est imprévisible mais pas fou », « On sait pas », « Il ne s’arrêtera que quand il aura reconstitué l’URSS »… L’escalade se poursuit, mais la fenêtre d’Overton des idées absurdes ou des déclarations sidérantes qu’on aurait trouvées intolérables il y a quelques années continue de s’élargir, et nous continuons à mâchonner notre popcorn d’un air blasé et vaguement absent, en continuant, et moi le premier, à faire comme si de rien n’était, à regarder Top Chef et à poster des conneries sur Instagram, comme si on espérait qu’en fermant les yeux assez longtemps nos responsables politiques allaient nous sortir de là. On ne sait pas trop quelle sera leur limite, à quelle enchère ils se retireront de la table des négociations, quel sera LE truc qu’ils refuseront de faire. Le plus probable : ils refuseront de devenir belligérants, c’est-à-dire d’entrer en guerre officiellement. Alors les ukrainiens ne pourront compter, comme c’est déjà le cas, que sur eux-mêmes, et subiront des mois, peut-être des années, d’occupation, de guérilla, de résistance.

 

Dans les prochaines semaines les sanctions vont se poursuivre. Elles seront souvent économiques et auront des répercussions sur nous tous. De plus en plus de déclarations de la Russie feront de nous des pays « hostiles », et je ne sais pas à quel moment le placide sociopathe du Kremlin décidera que ça suffit, et que puisque c’est comme ça, on mérite d’être punis. Punis comment, par quoi, par qui, sous quelle forme : on ne sait pas. Peut-être des otages en Russie, comme cette joueuse de basket américaine arrêtée ce week-end sous un prétexte fallacieux, ou peut-être des attentats politiques comme dans les années 70. Ou alors, peut-être qu’on en restera là où on en est déjà : aux piratages, aux hackers, aux coupures de nos canaux de communication, d’énergie, de commerce.

 

Ça escalade de jour en jour, ces histoires pèsent peu à peu sur le moral alors que la Présidentielle est dans à peine un mois et ne nous donne, paradoxalement, pas la moindre sensation de pouvoir contribuer à changer, à améliorer quelque chose. Et nous, on fait comme d’habitude, on regarde ailleurs. Au point que je finis par me demander si ce n’est pas une réaction plus rationnelle qu’on ne pourrait le croire. Face au climat, face à la corruption, face à l’impunité, face à l’horreur… Face à notre impuissance, la légèreté et la normalité ne sont probablement que des refuges ; les reliques d’un passé qui nous a échappé et que nous cherchons à rattraper, parce que si la légèreté reste, peut-être que tout ce qu’on va perdre sera supportable.

 

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