La fête des grands-mères

 

De mes quatre grands-parents, seule ma grand-mère paternelle est encore vivante aujourd’hui. A 93 ans, désormais, on le sait, chaque année pourrait être la dernière, même si sa santé semble solide. Ce dimanche, comme chaque année, je vais me poser la question de lui faire signe, de l’appeler pour une conversation qui durera en tout et pour tout trente secondes. Et comme d’habitude, je ne le ferai pas.

 

Je ne parle pas beaucoup de ma famille en ligne, ni avec mes potes, d’ailleurs. Comme dans toutes les familles, les relations sont compliquées. Avec mon statut de pédé urbain, j’occupe une place à la fois délicate, m’attirant invariablement, de la part de certains, une forme de mépris auquel je sais ne pas pouvoir échapper (et dont j’ai, heureusement, très tôt appris à me foutre, ayant le privilège de n’avoir vis-à-vis d’eux aucune forme de dépendance émotionnelle ou financière), et confortable, qui m’a permis de m’extirper loin de toutes ces histoires. Mes parents, mes oncles et tantes, et ma grand-mère vivent tous dans le même rayon de 10km, quand ce n’est pas carrément dans le même village. Pour la plupart, ils ne peuvent pas se saquer, et se croisent pourtant quasiment tous les jours dans le cadre du travail, dans une rue ou à la boulangerie. Au fur et à mesure qu’ils partent à la retraite, ils se barricadent chez eux et croisent les doigts pour ne pas se croiser sur la place de l’église. La discorde entre eux, qui évidemment est une question d’argent par-dessus toutes les autres, est restée discrète pendant une bonne décennie. Des proches savaient que la succession se passait mal, mais la rumeur publique était relativement bien contenue, paraît-il. C’est qu’ils sont un peu connus, là-bas, ça fait plus d’un siècle que notre nom de famille y est associé à des notables du coin (maire, propriétaire terrien, notaire… des trucs que la majorité des cousins de ma génération n’a pas souhaité devenir).

 

Lorsque mon grand-père est mort, il y a une vingtaine d’années, les frustrations contenues depuis des décennies nous ont explosé à la figure. Vieilles dettes, sommes d’argent suspectes, promesses d’enfance et autres objets coûteux disparus sont revenus animer les conversations, et tout le monde s’est déchiré autour du testament comme une bande de crevards. Celles et ceux qui avaient été mes tontons préférés, mes camarades de vacances d’été ou mes compagnons de chasse aux œufs de Pâques se sont révélés sous un jour nouveau. Du moins sous un jour que je n’avais pas su percevoir dans les engueulades avinées des repas de famille, dont chacun finissait par revenir en boudant un peu puis en oubliant vite ça. Chacune et chacun pensait que l’héritage serait celui qu’il espérait. Et tout le monde s’est trompé, ce qui a généré un beau bordel et, il faut bien l’admettre, a mis à jour des décennies de rancunes et de mépris plus ou moins bien dissimulé. Alors ça a gueulé, payé des avocats, signé des documents à contrecœur, et puis c’est reparti chacun de son côté en boudant. Pour de bon cette fois-ci.  

 

Et puis il y a quatre ans, mon oncle est mort. Ses obsèques, auxquelles je n’ai pas assisté, ont été d’une violence symbolique inouïe, et il est devenu clair, pour les enfants restants, qu’il valait mieux ne pas en rajouter et que, peut-être, il faudrait se rapprocher un peu autour de la grand-mère, dans ses dernières années, en dépit des rancœurs et des sujets jamais vraiment réglés. Cela a en tout cas été la réaction des plus « modérés », dont j’essaye de faire partie, parce que je n’ai pas envie d’être en colère toute ma vie. On a perdu, on a perdu, à un moment il faut passer à autre chose. Sans approuver tout ce qui s’est passé ou a été dit depuis vingt ans, je crois qu’on peut être là pour sa famille sans les adorer. Le jour où elle se cassera une jambe et aura besoin d’être hospitalisée ou qu’on lui fasse ses courses, ils savent très bien qu’ils seront là pour aider, même les plus furieux d’entre eux. Alors ce n’est pas la peine, à mon sens, de faire la gueule dans son coin juste pour ne pas oublier qu’on fait la gueule. C’est mon côté conservateur, je crois. Je sais que mon amour pour ces gens est en grande partie dicté par des conventions sociales et par des souvenirs d’enfance dont beaucoup me semblent aujourd’hui amers, mais j’ai la faiblesse de trouver des vertus à ces apparences, pour la galerie. La paix sociale, que tout bon pédé a appris très tôt à préserver en n’ouvrant pas trop sa grande bouche.

 

Cette année-là, j’ai été le seul à accepter d’accompagner mon père aux 90 ans de sa mère. Du côté des oncles et tantes c’était un peu pareil, personne n’est venu au complet, il manquait toujours un conjoint, un enfant ou deux. Certains voulaient essayer de passer à autre chose, d’autres n’y arrivaient pas. Dans les deux générations. Pour ma part, cela faisait onze ans que je n’avais pas adressé la parole à ma grand-mère. J’étais nerveux avant d’y aller, craignant une gênante scène larmoyante. Je n’aurais pas vraiment dû être surpris par ce qui est arrivé : elle m’a dit bonjour comme si de rien n’était, et m’a parlé comme si elle ne m’avait pas vu depuis une semaine.

 

Quand on est à l’origine de dissensions entre ses enfants, restées larvées pendant des décennies avant de spectaculairement exploser une fois venu le moment de compter l’argenterie, il n’y a rien d’étonnant à développer des techniques d’évitement et des politiques de l’autruche : tout va bien et tout est normal, tout le temps, même quand quelqu’un vient de se barrer en claquant la porte et en hurlant, ou quand une autre est partie chialer dans la cuisine. Alors évidemment que ma présence à cet anniversaire était normale, elle n’a à ce titre été ni relevée ni commentée.

 

J’ai sous-estimé le poids des ressentiments, des animosités naturelles, des rancunes tenaces ressassées depuis quarante ans, qui allaient faire renaître une pression familière : celle de choisir un camp, de s’y tenir et de ne plus en bouger. J’ai probablement joué avec le feu en invitant à mon mariage tout ce petit monde sans arrière-pensée. La présence de certains déclenchant le boycott d’autres, et ma responsabilité étant vite mise en cause puisque, n’est-ce pas, j’aurais dû anticiper que mon mariage et mon désir de ne pas en faire une déclaration d’hostilité seraient perçus, au mieux comme une niaiserie, au pire comme une pure provocation. On m’a sommé de choisir et je n’ai pas plié. J’ai donc vexé tout le monde. Mais tout ce petit monde n’attendait que ça, d’être vexé.

 

Des choses ont été dites. Pas en ma présence. Pas en face. Les choses qu’on dit du neveu gay dans les milieux ruraux où on appelle les arabes des crouilles et les juifs des youpins. Ces choses qu’on n’arrive pas à retenir dans sa grande gueule bourgeoise raciste quand on est poussé dans ses retranchements, et qu’il faut choisir là, maintenant, tout de suite, si on va être capable de mettre un tailleur et de sourire poliment pendant deux heures à cinq mètres d’une pièce rapportée qu’on ne peut pas blairer. Je n’ai rien dit. Confronté à ce qui avait été dit en mon absence, je n’ai pas protesté.

« Je n’étais pas là. »

« Je n’en sais rien. »

« Je ne sais pas ce qu’elle pense, et à vrai dire je m’en fous un peu. »

« Je les ai invités sans arrière-pensée. J’ai tendu la main. Si cette main, on me la renvoie dans la gueule, le problème ne sera pas venu de moi. J’ai vraiment essayé. »

 

Je n’ai pas crié, pas pleuré, rien, vraiment ça ne m’atteignait pas. J’ai répété qu’ils seraient tous les bienvenus. Certains sont venus, d’autres non. Certains sont venus et continuent à me le reprocher aujourd’hui. Certains ont jeté ma carte de remerciement à la poubelle, paraît-il. Je n’ai rien dit. Je n’ai pas envie de m’épuiser dans ces disputes-là, il n’y aura pas de terrain d’entente, on va s’engueuler pendant des heures, chialer, et puis quoi ? Personne ne va changer d’avis.

 

Alors j’ai fait comme d’habitude. Je suis reparti vers ma vie loin de tout ça, ma petite vie d’urbain privilégié qui a bien été obligé, après le bac, de rejoindre les rangs des bobos quinoa pour ne pas se laisser bouffer, seul et gay, villageois inadapté resté coincé au milieu d’absurdes luttes fraternelles de bourgeoisie agricole. Et je les ai laissés, se tourner autour en chien de faïence, dans leur rayon de dix kilomètres, comme ils le font tous depuis soixante ans, avec leurs nouveaux arguments du mariage du fils pédé et leurs vieux arguments de vieilles rancunes patrimoniales qu’ils remâchent depuis les années 70.  

 

Alors dimanche, je le sais, mon moi conservateur aura une petite pensée pour celui qui, au fond, aurait aimé que tout se passe bien. Et mon moi rationnel reconnaîtra que c’est ridicule, qu’au fond elle s’en fout, et que tendre l’autre joue a ses limites. Et au final, je ne téléphonerai pas.

 

Aimez vos grands-mères, vos parents, vos oncles, vos cousins, vos tantes. Dites-le-leur. Ça doit être bien de pouvoir le faire sans amertume. Même si je suis convaincu que de l’amertume, il y en a dans toutes les familles. La mienne n’a malheureusement rien d’exceptionnel.

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