Un des grands malheurs de ma vie, c’est de souvent ne pas être en pleine possession de mes capacités au moment où elles sont sollicitées. Et inversement. Je ne suis pas insomniaque, mais entre minuit et une heure du matin, m’endormir est une lutte qui dure généralement plusieurs dizaines de minutes. Je connais le truc : il faut trouver une pensée qui nous entraîne dans un début de scénario, puis la scène suivante, puis la scène suivante, et le corps se laisse porter et ça devient un premier rêve, et le début du sommeil.
Mais ça ne se passe quasiment jamais comme ça : je rumine un événement de la journée, une réunion prévue pour le lendemain, une conversation qui n’a pas pris la tournure espérée, ou même, ces dernières semaines, une idée d’article de blog. Ce qui est certes complètement con, mais me remet à l’esprit cette idée un peu absurde qui me traîne en tête depuis des années : je me demande si je ne vivrais pas plus heureux et productif si j’étais insomniaque, en décalage avec la vie quotidienne de la majeure partie de mes contemporains. C’est que je me sens tellement éveillé, à ces heures-là. Comme dans les memes qui mettent en scène des personnages de dessins animés surexcités à minuit mais complètement défoncés à huit heures du matin. Parce que oui, en toute logique, à ce tarif-là, à sept heures du matin, je suis claqué.
Je suis quasiment toujours le dernier couché, que ce soit chez moi ou chez mes parents. La fin de soirée est un moment que je guette toujours, plus ou moins consciemment, depuis l’enfance. C’est ce moment où il n’y a plus personne à qui parler, plus un regard extérieur sur soi, et où l’espace domestique nous appartient un peu plus que d’habitude : la télévision, le frigo, la salle de bain… partout sauf là où quelqu’un dort déjà, on fait ce qu’on veut. On peut agir comme si on vivait seul, quoique légèrement plus silencieusement que lorsqu’on vit effectivement seul, et se sentir plus réceptif et plus éveillé que quand on partage l’espace avec les autres. Je suis assez « absent » de nature. Dans un groupe, je ne m’impose pas, je me laisse porter par la dynamique : je mange quand tout le monde veut manger, je bouge quand tout le monde veut bouger, je n’ai pas vraiment de volonté propre. La paix sociale est ma boussole, le consensus est mon régulateur d’humeur, dans la plupart des situations. Vous voulez manger au chinois, au japonais, à l’italien ou au McDo ? Choisissez, je m’en fous. Sincèrement. Je trouverais un truc qui me conviendra dans n’importe lequel de ces trucs, je ne vais pas me battre pour absolument bouffer six makis alors qu’un cheeseburger fera aussi bien l’affaire. Je déciderai devant la carte, choisissez un resto qui fera plaisir à tous les autres, moi je m’en fous.
Quand je suis seul, je suis obligé d’avoir une volonté propre. Personne ne dicte rien. Et je m’aperçois assez vite, si la solitude se prolonge, que je n’ai aucune forme de structure dans ma manière de vivre. Pas d’horaires, pas de rituels, pas de rythme. Le rituel du repas m’a par exemple toujours été particulièrement pénible. Je ne mange pas par plaisir, mais parce que j’ai faim. Je n’aime ni cuisiner, ni mettre la table, ni manger dans un ordre précis dans un cadre strict composé de couverts et d’assiettes, dès lors qu’il n’y a pas quelqu’un avec moi. Ni spécialement quand il y a quelqu’un avec moi, d’ailleurs, mais c’est un autre sujet.
La nuit, dans les minutes ou heures où je suis le dernier éveillé de la maison, je me sens davantage moi. Je mange ce que je veux, je lis ce que je veux, je m’interromps quand je veux. Mon vide intérieur me sidère parfois, mais c’est aussi très agréable de se « voir », sous le filtre social silencieux et grognon que j’ai mis entre moi et les autres. Celui qui traîne là-dessous est presque le même, mais sans les politesses et adaptations de la vie en société. C’est souvent lui qui écrit.
Balzac dormait de 18h à minuit, puis de 8h à 10h du matin environ, paraît-il. Il écrivait donc de minuit à 8h, et de 10h à 16h environ, consacrant donc son créneau 16h-18h à la nourriture et aux loisirs, et carburant au café turc le reste du temps. Régime qui le fit mourir relativement jeune, mais qui lui donna le temps d’accoucher d’une œuvre monumentale. Loin de moi l’idée de me comparer à Balzac (parce que : soyons sérieux), mais cette idée de vie en décalé a toujours résonné de manière assez séduisante en moi. Vivre la nuit, quand les sens sont plus en éveil que le matin, doit donner une productivité nouvelle et stimulante, si on a le loisir de faire ce qu’on veut. Du moins au début. J’imagine qu’au bout d’un moment, le corps se règle et que les cycles de sommeil, de fatigue et de manque de concentration sont très similaires à ceux de la vie en journée. Cela doit aussi donner une perspective différente, une autre manière de regarder le monde, quand on le voit essentiellement sombre, endormi. Peut-être développe-t-on des carences en vitamine D et autres trucs, dont on ne se rend même pas compte que la lumière du jour et la vie en société nous les apportent…
Tout cela pour dire, de manière plus prosaïque : je ne suis pas du matin. C’est le moment où je me sens le plus lent, le moins productif, la tête embrumée de n’être pas vraiment sorti du sommeil, la concentration pénible à obtenir. Si je devais choisir, spontanément, je choisirais de travailler en horaires décalés, seul face à mes tâches, plus alerte que je ne le suis la moitié de la journée « officielle ». Je me trompe sûrement. Je m’ennuierais. Je n’aurais pas de collègue pour me dépanner lorsque je bloque sur un truc. Je pesterais devant les mails reçus six heures plus tôt et auxquels il faudrait absolument que je réponde. J’aurais encore moins de vie sociale qu’actuellement (j’en ai un peu, mais heureusement que je suis en couple, en vrai). Je deviendrais ermite, désocialisé.
Vivre en horaires de jour, même si c’est pénible le matin, ça m’a probablement sauvé d’un tas de défauts, que je n’aurais pas surmontés si je n’avais pas été obligé de fréquenter mes pairs. On n’est jamais qu’à quelques choix de vie d’être devenu quelqu’un d’autre. Peut-être même un gros con. Mais lorsque je lutte pour trouver le sommeil, chaque soir après minuit, c’est comme ça, je me demande, de plus en plus souvent, si je n’aurais pas été un insomniaque heureux, capable de vivre seul et d’écrire dans le silence enveloppant de la nuit urbaine qui continue à ronronner derrière les volets clos. Vivre seul de minuit à sept ou huit heures du matin, se sentir éveillé, inspiré et productif, le temps que ça dure. Puis dormir. Parce que j’adore dormir. C’est vraiment dommage qu’on soit obligés de gagner nos vies la journée et qu’il faille justement se lever à ces heures-là.